samedi 27 avril 2013

ARKETIP NUMÉRO 2 - PRINTEMPS 2013


Numéro spécial "Le Divin (é)Moi" - Volet 1

 

  « En tous lieux, les faits imposent à l’homme la constatation du caractère transitoire de tout ce qui l’entoure, mais cette constatation, qui lui est pénible, n’entame pas son désir inné d’immortalité. Il s’y obstine, créant des mythes, des doctrines et des pratiques, tous tendant à le réconforter, à le confirmer dans la foi qu’il chérit de son immortalité. » 

A. David-Neel, Immortalité et réincarnation: Doctrines et pratiques, Chine, Tibet, Inde,1961.



EDITO 

par Céline ROBIN 


Au moment de boucler ce numéro, consacré au premier volet de l’exposition 
 « Le Divin (é)Moi », je me fais l’effet d’un hôpital se moquant de la charité ...
Le vernissage débutera dans quelques heures à peine et je me surprends à courir après le temps, dans un état d’hystérie auquel le lapin blanc d’Alice n’aurait rien à envier.
Il faut bien m’y résoudre. Je suis en retard !
La vie a décidément le mérite de nous placer face à nos contradictions.
Je m’apprêtais en effet à utiliser ces colonnes pour y faire une apologie du Temps. Cette valeur en péril.
Je comptais épingler les technologies. Nouvelles mais non moins chronophages. Ces outils ont certes ouvert des espaces de liberté dont nous n’aurions pas osé rêver il y a encore une décennie. Mais la contrepartie est douloureuse. Nous nous sommes créés de nouvelles servitudes. De nouveaux mirages.

Ainsi, nous « perdons » et « gagnons » du temps. D’ailleurs ne dit-on pas que « le temps c’est de l’argent »  ? Pire. Nous sommes « en manque » de temps...


Notre vocabulaire nous trahit: notre rapport au temps s’assimile à celui que nous entretenons avec la Matière.

La disparition progressive des rites qui scandaient nos existences en a modifié notre appréhension. Ce temps qui nous est si « cher », nous file entre les doigts. Il nous condamne à vivre dans la frénésie d’une course poursuite. Perdue d’avance. Au risque d’engranger les expériences avant même de les avoir vécues.
Faudrait-il pour autant revenir en arrière? Céder aux sirènes de la nostalgie ? Rien n’est moins sûr !
Grâce à ces mêmes technologies, notre horizon s’est ouvert avec une facilité inédite sur une multitude de philosophies et de spiritualités. Et toutes témoignent d’une même aspiration, commune à tous les hommes : donner du sens.
En questionnant la notion de Divin, les artistes participant à l’exposition prouvent que l’art est encore l’un des plus sûrs moyens de nous arracher au temps profane.
Créateurs, les artistes éprouvent la magie du geste opérant, quand nous, spectateurs, dans la contemplation, nous expérimentons le pouvoir d’une œuvre efficiente. Une œuvre d’art propre à réactiver la part spirituelle qui sommeille en notre humanité.

 

 


SOMMAIRE

1. Le Divin (é)Moi
    Présentation de l'exposition

2. Nathalie Grenier, artiste inspirée
      
Portrait


3. Entretien avec Nathalie Grenier



1. LE DIVIN (É)MOI   
        Présentation de l'exposition


Quand la joaillerie d’auteur invite les arts plastiques à croiser avec elle leurs regards pour dessiner les contours d’une expérience contemporaine du Divin.


Les voies de l’artiste sont innombrables pour approcher la question du Divin.
Le titre polysémique choisi pour l’exposition annonce l’incarnation en chaque artiste de sa méditation sur le divin exprimée à travers ses œuvres.
Le Divin et moi, le Divin émoi mais aussi le Divin en moi et dans mon œuvre...

L’exposition invite à observer les processus qui agitent l’être humain aux prises avec ses questionnements métaphysiques.
Ce faisant, elle renonce au cadre étroit d’une remise en question des dogmes, pour faire de l’Art  et de l’intimité de l’artiste, l’espace d’investigation du spirituel, débordant les limites strictes d’une croyance.

Les images créées pour cette occasion reflètent le champ référentiel de chaque artiste, exposent de chacun d’eux, origine, éducation, culture, inspirations…
Mais toutes ensembles, unies dans un même mouvement, elles témoignent d’une démarche universaliste.
Ici, il s’agit moins d’inventer de nouvelles icônes ou de représenter le Divin que d’en isoler les possibles manifestations en l’homme et dans son environnement. Manière de suggérer le souffle de l’Esprit à l’œuvre en l’artiste.

Renversement ironique. Partis questionner le Divin, les artistes finissent par replacer l’être humain et sa condition au centre de leur propos. Dieu se serait-il fait homme ?

À travers leurs œuvres, le résultat de leur quête, ils nous invitent à découvrir à notre tour les positionnements possibles dans ce face à face intime avec la notion complexe de Transcendance : la célébration ou la défiance, l’interrogation et même le doute, l’absurde voire l’(auto)dérision.

Ainsi envisagée, en respectant la liberté individuelle et en laissant libre cours à la curiosité réciproque, la notion de Divin n’est plus perçue comme une pierre d’achoppement. Mais comme le seuil d’une maison commune où se rassembler, se retrouver.

Se retrouver autour de la notion de Divin, mais face à la diversité de son expression.
Par ses choix « artistiques et esthétiques », l’artiste clame sa prise de position pour transformer son expérience singulière et a priori indicible du Divin en une expérience de l’Art, accessible à tous. C’est sur le terrain du médium, des savoir-faire et de la réappropriation des « genres » et des symboles qu’apparaîtront des points de divergence.




JEANNE AMOUREUSE
Bague, pièce unique
2013
Or rouge, platine, diamants, pyrite, médaille en doublé or du XIXème s.
Crédit photo: Bob Ivanovitch.



Comme autant de portes d’entrée, les trois lectures suggérées par le titre de l’exposition ouvrent sur la complexité de cette notion: le Divin et Moi, le Divin émoi, le Divin Moi.


Le Divin et Moi

Le Divin et Moi met en scène l’individu face à l’idée du Divin. Il interroge son essence et la possibilité même d’une représentation.

Artiste graveur, Nathalie Grenier, nous offre sa réponse « en creux », sous la forme d’une quête. Le voyageur solitaire comme les groupes de marcheurs, communient en un même mouvement pour devenir des allégories d’un cheminement spirituel, d’une recherche intérieure.

Chez Mazlo, ce face à face va jusqu’à prendre des allures de saut vertigineux dans l’inconnu. Ici, l’immobilité engendrée par la stupéfaction semble répondre au mouvement des œuvres de Nathalie Grenier. Ses personnages, figés dans leur élan, étirent le temps (suspendu) dans l’attente d’une possible révélation.

Dans un autre registre, le joaillier se réapproprie les symboles de dogmes établis et les réintroduit dans une démarche de type œcuménique, voire syncrétique. Il revisite la figure antique de la déesse mère sous les traits d’une Vierge. Celle-ci, investie à son tour du rôle d’ange annonciateur, fait face à la nudité féconde d’une femme en devenir. À l’archétype de la déesse de la guerre et de l’amour, l’Inanna sumérienne, il redonne vie sous les traits de Jeanne d’Arc qui, à son tour, figure l’ambivalence d’une divinité également dispensatrice d’amour et de mort. À la fois créatrice et destructrice, bienveillante et terrifiante.


Le Divin Émoi

Le Divin émoi s’attache à la représentation de l’expérience mystique. Il saisit les états passagers de l’être, la fugacité de l’instant. Tous ces moments rares et intenses de l’existence, autant de morsures à l’âme par lesquelles l’lnconnu peut se manifester. 

Le corps devient ici réceptacle. Le théâtre vivant de la manifestation du Divin. L’émotion se lit ainsi dans la sensualité des courbes, dans l’enchevêtrement des corps nus, dans la fusion et l’énergie fébrile des couleurs de Nathalie Grenier. La Nature dépeinte dans ses gravures est envisagée comme l’espace d’une révélation passant avant tout par l’exaltation des sens. 
Ainsi en est-il de ses marcheurs de Mortefontaine : ils évoluent avec volupté sous les ramages de pins parasols, non sans évoquer les accents platoniciens des Correspondances de Baudelaire :


La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Chez Mazlo, la douceur caressante de l’émoi se laisse deviner sous les contours séduisants de la (petite) mort : la figure du plongeur trouve dans la couleur turquoise de l’eau un passage paisible vers l’au-delà tandis que la vision extatique de la sainte se mue en une ardente convulsion amoureuse.

Le Divin Moi

Le Divin Moi place l’artiste face à sa légitimité de « créature » à jouer au Créateur.

Bérengère Hénin se saisit du genre de l’autoportrait, s’inscrivant dans la lignée de
graveurs-dessinateurs comme Dürer. En réponse au maître allemand, qui ose se dessiner sous les traits du Christ, la jeune artiste s’autorise un contre-pied irrévérencieux : elle envisage l’autoportrait comme l’expression ultime de la Vanité. Elle alterne les registres pour mieux questionner la fatuité de l’artiste élevé (par lui-même) au rang d’idole.

Lyrique, elle se met en scène au milieu de fleurs accusant le caractère transitoire de la vie humaine.
Ironique, au travers d’une représentation frontale dépourvue de la moindre complaisance à l’égard d’elle-même. Elle se campe négligemment dans une robe de chambre ou au contraire, vêtue d’un pull dont le raffinement lui vole ostensiblement la vedette.

Burlesque, elle apparaît nue mais dotée des attributs viriles du héros mythologique Hercule ou déguisée en Batman pour brocarder une toute puissance masculine érigée en dogme sous les traits de supers héros.


Chez Bérengère Hénin, le Divin Moi s’affiche comme un manifeste doublement frondeur. Dans la critique amusée de la toute puissance d’un artiste rendu grotesque par la mise en scène d’un ego démesuré. Comme dans l’appropriation par une femme de codes de représentation réservés au divin Mâle. 

Mazlo questionne lui aussi les rapports entre la créature et son Créateur, en mettant en scène la fragile position de l’artiste, à la fois auteur et sujet de ses Vanités.

Car dans le bijou, objet inutile par excellence et symbole éprouvé du Memento Mori depuis la Renaissance, s’ancre une mise en abîme étourdissante: la vision absurde d’une humanité condamnée à capturer le temps au travers d’un objet qui lui survivra.


D’ailleurs, pour mieux rendre compte du caractère nodal du temps dans notre rapport au Divin, le joaillier propose de filer la métaphore. Il matérialise le temps de la Création, sous la forme de variations autour des bijoux créés pour l’exposition.

Certaines pièces exposées restent volontairement inachevées. Leur création, accompagnée d’œuvres graphiques et photographiques, évoluera tout au long de l’année, au gré des vernissages.
Se manifestera alors, au vu de tous, le processus de maturation. Les doutes et les repentirs. Les errances et les fulgurances. 

La genèse d’un bijou habité. 
Amen.


2. NATHALIE GRENIER, ARTISTE INSPIRÉE  
        Portrait

Engager une discussion avec Nathalie Grenier à propos de ses œuvres et de sa démarche artistique, c’est plonger au cœur du mystère et de la poésie d’un discours elliptique, qui imprègne son œuvre toute entière...



La question à peine posée, elle la répète d’abord pour elle-même. Comme pour mieux la capturer, de peur qu’elle ne lui échappe. Mais alors qu’elle semblait ébaucher une réponse, on sent déjà que son esprit s’est éclipsé, pris dans un vagabondage allègre, captivé par l’émerveillement que fait rejaillir en elle l’intrusion d’une idée nouvelle. Comme séduite par la fulgurance d’une image.

Nathalie Grenier a cette faculté rare de rebondir sur les petits miracles qui infusent le quotidien, de s’extraire aussi avec une infinie délicatesse du monde auquel elle participe, tout en le contemplant avec un enthousiasme gourmand. Observatrice avant tout d’elle-même, elle guette ses propres réactions. Étonnée par la richesse d’un échange, elle analyse en laborantine les résultats de ses expérimentations.

Lorsqu’on l’interroge sur la genèse de certaines de ses œuvres les plus récentes, peintes sur de vastes draps de toile et sur les raisons qui l’ont amenée à épouser le format insolite du « lit deux places », comme elle s’en amuse, on comprend, dans la jubilation non feinte qu’elle exprime à cet instant précis de la remémoration, à quel point son être est constamment tendu vers l’invention, mu par l’envie de se laisser surprendre.




Nathalie Grenier appartient à la famille des peintres-graveurs classiques contemporains.Elle navigue ainsi d’une technique à l’autre au gré de ses recherches. Elle envisage son support, qu’il soit toile, papier ou cuivre, comme l’espace d’une Révélation. La scène sur laquelle se déploie le Mystère de la Vie.

Car il y a de la mystique dans l’art de Nathalie Grenier, dans ce souffle qui agite ses compositions, comme maintenues dans un équilibre fragile entre la rigueur calligraphique du trait et la flamboyance de ses harmonies de couleurs.

On retrouvera aussi dans ses œuvres et dans ses gestes, certains des aspects spirituels de la peinture méditative chinoise. Ce même intérêt pour la puissance évocatrice d’un paysage reconstruit mentalement. La même vertu cathartique du geste.

Car la Nature et le réel ne sont pour elle qu’un prétexte, tout au plus le cadre fertile dans lequel peuvent se déployer l’émotion et la fugacité de ses visions extatiques.
Nathalie Grenier ne s’attache pas à dépeindre la réalité des apparences.
Seule lui importe l’essence élémentaire du réel, cette dimension qui échappe au passage du temps et à la trivialité de l’expérience.
 

Les œuvres créées pour l’exposition Le Divin (é)Moi ne dérogent pas à cette règle.
Elles mettent plus que jamais en évidence ces trois composantes essentielles de son travail que sont le vide, le mouvement et le temps.

Le vide tout d’abord, se perçoit tout particulièrement dans ses eaux-fortes.
Là, l’espace de la feuille semble transpercé par l’irruption soudaine d’une silhouette ondulante tandis qu’une autre s’apprête à sortir du cadre. Avant de ressurgir dans une autre composition. Entre ces figures nues, nimbées d’une sensualité originelle, règne le vide. L’espace laissé vierge, presque impudique, nous laisse avec l’impression étrange d’un regardeur ayant surpris ce qui ne devait être vu.


Balancement, 3/20, 2012. Eau forte. Tirage particulier avec projection d’aquarelle. Papier : 25x33cm. Courtesy l’artiste.


Ainsi conçu comme une émanation de l’intime, le vide laisse le champ libre au déploiement de la pensée et à la méditation. Avant d’être à nouveau investi par la couleur. Sous la forme de taches projetées, aux éclats métalliques et irisés, la couleur finit d’imprimer sa singularité à chaque estampe...Mais le vide figure ici avant tout l’espace du surgissement, celui du Merveilleux. Tel une invocation, il constitue un appel lancé à l’Inconnu, à une manifestation possible du Divin.
Pourtant dans toutes ses œuvres ne transparaît aucune intention de représenter le Divin, si ce n’est en creux. Le mode choisi pour évoquer la transcendance est bien celui de la suggestion. La nature mais aussi les figures humaines qui l’habitent en sont les réceptacles vivants, vibrants, (é)mouvants.

Et si le monde ici dépeint invite à la contemplation, il n’en est pas moins en action, tout entier « dirigé vers », tendu en une quête que disent encore les titres des œuvres : marcheurs, danseurs, mât… 

Vie et mouvement ne font qu’un et cet appétit d’action se lit jusque dans la relation à l’Autre. Amour de la vie, amour des amants, amour de soi. Il est toujours question d’établir du lien et le travail de Nathalie Grenier questionne justement cet « aller vers l’autre » qui conditionne la connaissance de soi et le chemin à parcourir pour y parvenir.

Du cheminement à l’errance, il n’y a qu’un pas, et c’est ici que le temps, pour ne pas dire le tempo, prend tout son sens. Au travers du travail ritualisé de la main et du geste, qui épousent le rythme intérieur et libèrent l’esprit, le temps exerce sur l’artiste-officiante son action thérapeutique.

À l’allegro des séances de live-painting, pendant lesquelles elle se livre éperdument, comme en une transe fébrile, à la peinture de ses grands formats, succède l’adagio de la gravure. Ici, tout n’est que patience, élaboration laborieuse, étape après étape, puis recueillement dans l’attente de l’image que fera apparaître le révélateur, une fois encore…


Il y a certes du lyrisme dans le travail de Nathalie Grenier, dans cette célébration de l’ici et maintenant dans lequel on peut percevoir l’offrande passionnée de la créature à son Créateur. 
Aux esprits chagrins qui pourraient s’émouvoir de tant d’allégresse, on pourra rétorquer que le lyrisme n’exclut nullement la profondeur du propos ou la noirceur du doute. L’artiste Grenier le sait bien : tout cheminement induit nécessairement des embûches, des entraves, des voies sans issues. Cela ne retire aucun attrait au voyage, bien au contraire.
Prenez garde à l’art de Nathalie Grenier, car en ces temps de pessimisme galopant, il constitue un puissant remède à la mélancolie et pourrait bien résonner à vos oreilles comme le plus insolent des appels, celui de choisir d’honorer la Vie en un éternel « OUI »!


Corps en vol, 1/20, 2012. Eau forte. Tirage particulier avec projection d’aquarelle. 
Dim.: 10x22cm. Papier: 25x33cm. Courtesy l’artiste.




3ENTRETIEN AVEC NATHALIE GRENIER
        Propos recueillis par Céline Robin


Comment êtes-vous devenue peintre-graveur ?

Lorsque j’ai osé franchir la frontière du raisonnable.
Ce que j’aimais surtout, c’était l’attitude de l’artiste dans son rapport au monde. Enfant, lorsqu’il m’arrivait de contempler des toiles dans les musées, me venait l’envie de faire la même chose, de m’exprimer et d’exprimer les choses de cette façon-là.



Les œuvres de ces maîtres ne vous ont pas inhibée ?

Non ! Bien au contraire. Cela m’a beaucoup stimulée et encouragée à explorer cette voie.

Si vous deviez vous choisir une famille artistique, quelle serait la vôtre ?


C’est un peu compliqué, parce qu’elle est assez vaste, mais globalement elle se situe du côté des Impressionnistes, en passant par les artistes de la première moitié du 20ème siècle. Braque, Picasso… J’aime bien l’idée de continuer à travailler dans l’esprit de ces maîtres-là, même s’il m’est souvent arrivé de me poser la question de l’utilité de continuer à explorer le cadre, la toile. Surtout aujourd’hui, à l’ère de l’ordinateur, des installations, des performances.

À quelles intentions le désir de devenir artiste répondait-il ?

Mon but premier n’était pas d’élaborer un projet de « recherche » en peinture. Je cherchais avant tout à me mesurer aux Anciens et à occuper comme eux la place de «révélateur » qu’ils ont occupée de leur temps. Mais il me fallait définir comment atteindre cet état. L’artiste est un être complexe. Il détient des dons exceptionnels qui lui confèrent le rôle de « prêtre », celui qui accueille l’invisibilité du monde. Exemple simple et spatio-temporel que j’expérimente sur mon île : quand l’orage est à l’extérieur, je trouve toujours un moyen de le capter ou de l’utiliser. Le problème est davantage quand l’orage se situe à l’intérieur.


Votre travail sur la toile peinte en plein air prend un peu l’allure d’une performance. Vous créez alors les conditions d’une transe, dont la toile est le résidu. La forme matérielle et inaltérable d’un moment évanoui. L’instant de la création semble aussi important, voire plus, que la toile elle-même qui en constitue le vibrant témoignage ?

A mes débuts, j’avais « décidé » d’avoir une maison d’artiste. Je m’étais fait une idée de cette maison, avec son accumulation d’objets, d’outils, de matériaux. Un peu à la manière d’un collectionneur, je me figurais qu’il me fallait fabriquer un terrier avec des objets et des œuvres dans lesquels puiser ma nourriture. Je commençais en fait à appréhender les contours de ce « sanctuaire » dont j’ai besoin pour travailler.




Toile tendue après une séance de live-painting.
Encre et acrylique.
Archives personnelles de l’artiste.


Aujourd’hui, j’ai trouvé le lieu dans lequel s’organisent les étapes successives de ma création. C’est là que s’actualise un lien entre l’éther divin et l’espace vierge, profane de la toile. Celle-ci devient le support d’une révélation, elle fixe l’essence d’un moment d’exception, accompli dans le temps ordinaire. Ce sanctuaire peut se déplacer. Je peux comparer ce lieu à celui de la correspondance entre le vivant divin et l’Art. Les références au culte spirituel ne sont pas étrangères à ce processus.Voilà pourquoi j’y vois davantage une messe qu’une transe…
Tout le mystère est là et la quête d’un nouveau tableau en découle. C’est en fait un pouvoir d’Artiste, tout simplement, pas un pouvoir de sage ou de magicien tout puissant, qui affirme, mais un pouvoir de fécondité, à cultiver afin d’être capable de créer du nouveau.

Quel rôle la couleur joue-t-elle dans vos œuvres ?

La couleur me permet d’exprimer très spontanément un état, une sensation. Je suis plus à l’aise avec la couleur qu’avec la ligne ou le trait. Un peu comme s’il fallait « une connaissance » pour comprendre le trait et l’interpréter. Avec la couleur, c’est immédiat, ça « tombe » comme ça.


À quel moment la couleur est-elle apparue dans votre travail ?

Au risque de sombrer dans le cliché…C’était à Tanger. ll y a 12 ans environ.

Ce qui veut dire que la couleur n’est pas à la base de votre travail d’artiste ?

Non, j’aimais avant tout le noir. Je me souviens très bien de l’impression que j’ai eue la première fois que je suis entrée dans un atelier…L’impression d’arriver au milieu de garçons, tous barbus, et qui buvaient du thé avec  leurs doigts noirs. La question se posait pour moi de savoir où me situer, de m’autoriser finalement à être une femme avec des doigts noirs, d’assumer ce positionnement…Je me souviens très bien des odeurs des matériaux de l’atelier aussi. Je ne savais pas très bien ce que c’était qu’être artiste mais pour moi, cela avait à voir avec la liberté de faire ce que l’on veut avec ses mains, avec ses propres moyens, d’être au centre de ce territoire à part. Avant de peindre et de me frotter à la couleur, j’ai exploré plusieurs voies mais aucune ne correspondait à mes attentes… 


Lesquelles ?

La pratique sur table. J’avais l’impression d’être cantonnée à l’illustration. Et cela me dérangeait, le principe de la position statique…
Avec la gravure par exemple, on transforme sans cesse une plaque, on va ici et là dans l’atelier, on essuie, on efface, on peint, on trace, on a les mains dans l’eau chaude, on chauffe avec une flamme vive… Ce n’est pas du dessin statique. Autre exemple : j’aime beaucoup travailler en collaboration avec des écrivains ou des poètes car le contact avec l’autre, sur ce terrain favorise le déclenchement d’une création. On m’a d’ailleurs souvent suggéré d’écrire et d’accompagner mes dessins de mes propres mots, mais cela ne me dit rien.

J’ai donc commencé par la gravure, comme on fait un premier pas de danse. Et je ne suis arrivée que petit à petit à la couleur. Par un saut dans l’inconnu . Au départ, je travaillais essentiellement sur les arbres. Le bois, les troncs. Je n’utilisais aucune couleur : uniquement le noir, le brun. Comme pour mes gravures finalement. Et puis le bleu est arrivé…


Séance de travail en atelier
Archives personnelles.
Le ciel ?

Non ! L’eau. La mer. Il n’était pas encore question du ciel. J’ai trouvé cela intéressant. J’ai donc plongé dans le bleu de l’eau où sont apparues très vite des silhouettes de personnages.

Ensuite sont arrivés les baigneurs. Mais, pour être tout à fait honnête, ils étaient encore maladroits. L’eau, son mouvement, ses ondulations, cela ne me posait aucun problème mais mes silhouettes étaient encore trop proches de mes troncs.

La libération a véritablement eu lieu à Tanger à la faveur d’une collaboration avec le poète musicien Philippe Pigeard qui m’avait invitée justement pour travailler sur un projet de livre qui n’a pas vu le jour, mais qui m’a ouvert d’autres perspectives. Il avait vu juste en me disant que si Matisse avait eu une révélation à Tanger, cela pourrait avoir également un effet bénéfique sur mon travail (elle rit). Je suis partie presque sans rien. Un carnet suffisamment rigide pour y peindre et une palette d’aquarelles, un peu dans le genre de celles-ci (elle sort de son sac une palette de godets d’aquarelle japonaise). J’ai séjourné là-bas dans une atmosphère de palais à la splendeur déliquescente qui rappelait l’époque début de siècle que j’aime tant. Et c’est là que j’ai vu, grâce à ce musicien, les prémices de couleur apparaître, grisée par la musique des rituels Gnaouas propice à la transe, qu’il me faisait alors découvrir.

Votre découverte de la couleur est donc très récente ?

Proportionnellement à l’ensemble de ce que j’ai produit jusqu’à présent, la couleur occupe tout de même la plus grande place.

Cette transition correspond à un âge également, au passage des 30-35 ans, le temps du passage au monde extérieur au travers de mes études, les premières habitations en dehors du foyer familial, l’engagement dans une vie de couple, la maternité…La maternité posée à première vue parce que c’était après la naissance de ma seconde fille, à un moment où je me disais : « voilà, la famille est faite ». C’est alors que ce voyage s’est présenté et que la couleur a commencé à apparaître. Tout le temps qui a précédé ce passage m’a servi à me conformer aux initiations propres à la vie d’une femme. 

Diriez-vous qu’il vous a fallu aller jusqu’au bout de cette confrontation avec le réel pour vous en défaire? Quelle était votre intention dans le fait de braver la technique?

J’ai parcouru ce monde de la vie domestique et de la relation aux autres, sagement, et je l’aime bien d’ailleurs. Mais il fallait trouver comment l’utiliser en tant qu’Artiste. J’ai été aidée pour cela. Cette place, je l’ai trouvée auprès de pairs, de complices artistiques, souvent plus âgés. J’avais besoin de regards et d’avis nourris de l’expérience que je n’avais pas. Finalement, il m’a fallu du temps pour accepter que ma façon de voir était possible et pour cesser de vouloir répondre à tout prix à l’injonction des critères normatifs de notre société...J’ai été aidée définitivement par des religieux avec lesquels j’ai des échanges fournis, et desquels j’ai reçu des occasions de me positionner selon ma nature, telle que je suis, apte à faire les choses. Avec ampleur.  


Tout se résumerait donc à une question de positionnement, c’est bien cela ?

Oui, c’est exactement cela.

Justement, pourriez-vous m’en dire un peu plus sur ce qui vous a amenée à expérimenter depuis deux ans maintenant, la peinture sur les toiles de drap ? Comment vous est venue cette idée du format « lit pour deux » où l’on voit ces silhouettes d’hommes et de femmes se déployer comme dans une danse allègre au milieu des éléments dont on ne saurait dire s’il s’agit de l’eau, du feu ou de l’air ?
 


Cette allégresse que vous relevez dans ces toiles est très récente dans mon travail. Et elle correspond justement à l’évolution de mon positionnement d’artiste. Il y a deux ans encore, mes gravures avaient quelque chose de « costaud ». Comme pour dire « Tu as vu ça ! ». Une façon de souligner une réalité avec autorité. De l’ordre du signal. Aujourd’hui, je suis davantage dans le registre de l’évocation, dans la suggestion : « Tu as vu ça ?... »
Au début, lorsque je me suis mise à peindre ces compositions en apparence beaucoup plus légères, j’ai commencé par beaucoup m’amuser. Mais tout de suite est arrivé le doute. Comme si c’était un peu « léger » quand même. Et avec le temps, je me suis dis que ce n’était pas si léger. En tout cas, pas léger de le défendre. Pas léger de m’y consacrer.





Live-painting en l’Église Sainte Marguerite.
Paris, Pâques 2013.

Archives personnelles.
Pourquoi avoir choisi le drap qui est un objet utilitaire, touchant le corps au plus près, quelque chose dans lequel on s’enveloppe ? Est-ce que cela a un sens ou est-ce un choix purement pragmatique ?

Je pense que comme souvent, je finis par trouver comme par un raccourci, ce qui va être le plus agréable. Je ne lutte pas avec l’outil. Dans ma recherche de support, deux aspects sont importants. D’une part, trouver ce qui va être le plus pratique et d’autre part l’aspect sensuel, la sensation au toucher. Le « tissu » drap est plus important que le rapport au lit. Le tissu utilisé pour les draps anciens présente un tissé et une densité très particuliers. Parfois aussi un ton légèrement passé, qui montre qu’il a été utilisé.

Ces draps, dont certains ont été brodés d’initiales,
ont fait un jour partie d’un trousseau. On est bien là dans un répertoire spécifiquement féminin ? Est-ce délibéré?

C’est une symbolique qui se déplie très joliment. Ces draps-là, quand ils ne sont pas peints, sont bruts, assez lourds et assez rêches. On dit qu’ils sont très agréables de fraîcheur en été. Mais a priori, ce n’est pas un choix très féminin, il y a dans ces draps un aspect de dureté et d’âpreté un peu monacales qui me les rend justement très attirants. Ceci dit, je me suis surprise à les ranger dans un coffre et je trouve intéressant de pouvoir ainsi collecter mes toiles dans un coffre ou une armoire. Comme dans un tabernacle. Ces toiles de draps sont surtout des surfaces définies, pour recevoir une transformation. Les transporter et les garder les apparente à des objets du culte (tout ce qui habille l’autel).
 
D’où viennent vos harmonies de couleurs ? Travaillez-vous toujours avec le même nuancier ou a-t-il évolué au fil du temps ?

Je travaille avec des couleurs pures. Je vais vraiment à l’essence de la couleur. Pour ces toiles, j’emploie des encres, de l’acrylique également.

C’est étrange…On a pourtant l’impression que votre gamme de couleurs est d’une rare richesse et d’une grande subtilité ?

Cela vient du fait que je travaille par strates ou juxtapositions de couleurs successives. Ensuite viennent les silhouettes dessinées en noir qui structurent la couleur. La couleur sert de liant entre les groupes de personnages. D’une façon générale, je vois le monde nu. Les couleurs viennent l’habiller…Par exemple, votre veste rouge me donne une indication sur votre humeur ou votre personnalité. Elle conditionne ma réaction et mon attitude. 


L'Étoile. 2012. Gravure au carborandum unique. 56/76 cm. Couleur.

La couleur serait-elle un signal de la personnalité ?

Oui, c’est cela, elle donne un signal, mais pas seulement. Elle créé du sens.

Selon vous, le trait ne fait pas partie de votre vocabulaire. Pourtant la ligne et la courbe sont bien présentes. Elles constituent un répertoire de formes presque calligraphiques. Les silhouettes des corps semblent s’abstraire au point d’évoquer des signes. Vos personnages  – les femmes réunies dans une atmosphère de gynécée ou l’étreinte amoureuse des corps des amants - semblent constamment en mouvement, comme saisis dans une danse, qui suggère la musique. Est-ce délibéré ?


La musique est effectivement très importante. Lorsqu’elle est présente au moment du travail, c’est idéal. C’est le cas dans l’atelier de René Tazé, le taille-doucier avec lequel je collabore. Sa programmation musicale doit être efficace. Plus sérieusement, la musique imprime son rythme au geste. Ce n’est pas à proprement parler une source d’inspiration. Plutôt une source d’énergie.

Revenons à la gravure justement. Une technique fastidieuse, très complexe. Rigoureuse. Quelle place occupe-t-elle dans votre travail ?

Le travail sur la couleur est un travail de lâcher prise. Dans la gravure, il y a davantage de place pour un recentrement, un retour vers soi. Une place pour la réflexion, comme lorsque l’on étudie les Écritures. Ce qui n’est pas possible dans la peinture telle que je la pratique, où tout doit aller vite. À ce moment-là, je n’ai plus le temps de réfléchir. Il faut répondre à l’instant. Les deux sont des révélations à accepter telles qu’elles sont.
 

Pour Le Divin (é)Moi, vous abandonnez le support de la toile mouvante pour adopter d’autres médiums : l’eau forte, l’aquarelle sur petites feuilles et le sucre en estampe. Faut-il voir un lien entre le recours à ces techniques et la thématique de l’exposition ?

L’eau forte, comme un retour aux sources, est devenue un travail hebdomadaire pour moi cette année, à l’atelier de René Tazé. La « technique du sucre » permet quant à elle de retranscrire la souplesse du trait calligraphique et de jouer avec les proportions. De plus, elle permet de garder la trace des tâches en gouttes libres. Une valeur optique leur est ainsi octroyée par un gris pâle qui évoque la goutte d’eau. Des corps s’épanouissent dans cet élément liquide, d’éclaboussures ainsi traversé. Ces situations passagères de l’être dans un élément essentiel  constituent la trame de ce « Divin émoi » qui est abordé à travers chaque plaque de la série. En accentuant les projections, par le recours à la couleur dans un deuxième temps, il est permis de comprendre « l’explosion de »…ou «l’apparition de »… La notion de révélation est bien évidemment en jeu.


Qu’évoque pour vous le titre de l’exposition ?

J’entends dans « le Divin (é)Moi » ,l’invitation à traduire ce qu’est le divin émoi qui traverse à certains moments nos existences. Travailler en eau forte organise d’étape en étape son développement. Je conçois le travail comme une conversation de l’ordre de la confidence sur ce sujet. J’y observe le bienfait de l’échange avec l’autre.
Bien évidemment, chacun aura sa version d’un divin (é)moi. Un divin passage provoque émoi et révélation. Imprévu également...Quelques gravures sont plus centrées, avec le sujet du marcheur. Il traverse un paysage de forêt. Un espace plus structuré, avec sol couvert de feuilles, et frondaisons de branches. L’ordre des choses a bougé. Plus tard, des fonds en aquarelle ont pris forme, semblables à l’apport de pierres précieuses dans une structure bien en place.
12 aquarelles sont également consacrées à cet épisode du Mât marchant à la rencontre du divin. Le marcheur, celui qui « va vers », en pèlerin, laisse une vacuité dans l’espace statique et docile que le monde lui proposait. Il va. Il devient. Il est libre. En son absence, cet Autre statique qui ne chemine vers rien, brode des histoires. Il égrène les jours, il reste à son poste, « morte fontaine » de sa comptabilité quotidienne. 

La gravure, avec toute sa chimie, avec son temps qui ne se compte pas en heures, fixe avec certitude, définitivement, l’accord tacite qui se crée entre les deux temps ainsi accolés.
C’est un mariage oblatif (Qui s’offre à l’autre, qui donne la priorité à la satisfaction des besoins de l’autre) entre l’eau et le souffle de l’Esprit fécond qui passe, insuffle et révèle…

Le Mat et le chien
2012.
Eau forte.
Courtesy l’artiste.

 Vos œuvres conversent librement, au sein de cette exposition, avec celles de MAZLO. Quels liens pouvez-vous établir entre votre pratique artistique et celle de la joaillerie telle qu’il la conçoit ? Au-delà de la thématique, sur quel plan vos approches se rejoignent-elles ?

Elles s’offrent la possibilité d’un moment commun, s’interrogeant l’une l’autre. Comme deux vieilles connaissances qui se retrouvent, elles se félicitent de souvenirs et de cultures communes, de leur évolution dans chacune de leurs disciplines, de la vérité qui émerge au travers de la mise en œuvre de leurs matériaux bruts, de leurs lieux de transformation, et du mystère qui les unit. Il est évident pour moi que nous nous permettons une ballade, dans les sphères de l’infiniment précieux à nos yeux, du mystérieux, comme de rentrer en sous bois, là où il est peu recommandé d’aller, mais d’où l’artiste que je suis, sortira initiée, et mieux à même de regarder toute merveille de la nature...



Le Mat et l’Autre
2012.
Eau forte.
Courtesy l’artiste
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jeudi 4 avril 2013

A revoir sur Arte TV, "Road Movie", un documentaire passionnant sur le compositeur John Adams qui livre les secrets de ses inspirations...

Extrait choisi:
"Sur le Pacifique, il y a des falaises gigantesques et vers Big Sur, on voit la force immense de l'océan Pacifique qui frappe le plateau continental. C'est extrêmement impressionnant. C'est difficile de contempler ça sans avoir le sentiment du divin, du pouvoir d'êtres mystérieux."