mardi 10 décembre 2013

FLAMINGO : LA BEAUTE INFINIMENT DOULOUREUSE DES CREATURES DE L’ENTRE-DEUX


Focus sur le travail d'Hector Olguin 

Texte écrit par Elisabeth Richard Berthail
à l'occasion de l’exposition « Flamingo »







Héctor Olguin crée et met en scène un ensemble de personnages excentriques, dont chacun est un morceau de lui-même, un fragment où divers aspects de sa personnalité coexistent. L’identité de l’artiste se déploie ainsi en une nuée de silhouettes incertaines et fébriles, opérant des traversées d’un sexe à l’autre, intégrant le masculin et le féminin, que ce soit sous la forme du travestissement ou de l’androgynie. 
Les images de la série Flamingo exhibent des éléments iconiques que l’on croit aisément saisissables. On y reconnaît des figures mythologiques : Pandore, éblouie par une lumière magique, qui vient d’ouvrir une boîte défendue. Des personnages de fables : Pinocchio, qui avec une songeuse insolence, agite un bouquet de branches mortes devant son visage à demi endormi.
Cependant, chacune de ces figures reste close sur son propre mystère, le regard absent. On retrouve dans leur brûlante immatérialité, l’envol et la légèreté d’un incendie intérieur, qui vient complexifier leur identité.
Cette ambiguïté est renforcée par le fait que les photographies d’Héctor Olguin ne donnent pas l’impression d’une parfaite évidence optique. Sur certains clichés, le corps du modèle n’émerge que difficilement de l’univers vibrant et coloré qui tangue autour de lui. Il devient un corps subtil, composé des liens étendus d’une figure avec son environnement de textures et de tissus chatoyants,  d’accessoires fantaisistes, issus d’un imaginaire grotesque. Chaque personnage se débat pour ne pas se dissoudre complétement dans ce réseau complexe d’impressions visuelles qui excitent le regard de l’observateur. Et l’image est ainsi brouillée par un panache de mouvements, tantôt excités et désordonnés, tantôt langoureux et dansés.
Les travaux précédents – Interzone, Ni pour ni contre, Le Poisson Doré – sont également marqués par la sensibilité au mouvement, qui sur chaque photographie, décompose le champ visuel en zones de ralenti et/ou d’accéléré, créant ainsiun effet hypnotique, une torsion dans l’image qui rend difficile la lecture immédiate de son contenu.

Flamingo décline une nouvelle série de personnages dont le corps grimace, se déforme et se distend - à l’image de la contorsionniste en pantalon rose, les jambes enlacées par deux fantômes. Les poses contraignantes dictées aux modèles nous laissent parfois imaginer qu’un serpent se pavane sur leur corps tordu.
Certaines postures ressemblent à un acte de contrition, ou aux gestes maniérés d’une cérémonie étrange : que font ces deux silhouettes qui dansent autour d’un bouquet de couteaux ? Dans cette mise en scène - plus acerbe - les corps parlent un langage violent de torsions, furieux, presque informe.
La série Flamingo multiplie les saynètes où les personnages semblent pris dans le faisceau de luttes invisibles, aussi violentes qu’elles sont silencieuses, et où s’installe le sentiment de la beauté et de la douleur réunis, participant d’un même dessein. 
D’autres figures, plus inquiétantes, nous donnent la sensation grandissante de voir la mort s’insinuer par allusions dans le rêve étrange qui nous est proposé : un squelette, l’adoratrice d’un démon à cornes, une coupeuse de têtes… La logique onirique qui régit l’ensemble de la série rappelle l’art divinatoire du tarot. Une voyante sans sein penchée sur son tirage achève de nous en convaincre : les personnages de la série Flamingo se situent au seuil d’un autre monde. Ils portent dans les gestes convulsifs qui agitent leurs bras et leurs mains, un univers de présages et d’évocations mystérieuses. La « chorégraphie visuelle » d’Héctor Olguin apparaît alors comme un état proche de la transe : un transport vers une jouissance mystique. Chaîne narrative sans ordre défini d’états d’âmes exaltés, ces images ont une capacité de pénétration esthétique : elles atteignent le cœur comme lieu d’épanouissement.  








samedi 7 décembre 2013

En ce moment à la galerie LA Joaillerie...

Pour le quatrième volet de l'exposition Le Divin (é)Moi, LA Joaillerie invite le photographe Héctor Olguin à exposer sa vision de "La Petite Mort".

Florilège en images.

























"La Petite Mort"
Exposition de photographies d'Héctor Olguin dans le cadre du cycle 
"Le Divin (é)Moi à la galerie LA Joaillerie par MAZLO.
Jusqu'au 28 décembre 2013.

31 rue Guénégaud
75006 Paris

+33 (0)1 53 10 86 04  
contact@la-joaillerie-par-mazlo.fr
M° Odéon, Mabillon, Pont Neuf.


www.la-joaillerie-par-mazlo.fr
www.hectorolguin.com
 

jeudi 10 octobre 2013

ARKETIP NUMÉRO 4 - OCTOBRE 2013 : Entretien avec Antoine Corbineau

1. ENTRETIEN AVEC ANTOINE CORBINEAU

propos recueillis par Céline Robin


Né en 1982, Antoine Corbineau est peintre, graphiste et illustrateur. Il vit et travaille à Nantes.
Il expose ses travaux à la galerie LA Joaillerie, du 29 septembre au 2 novembre, dans le cadre du cycle Le Divin (é)moi autour des pièces uniques de haute joaillerie Mazlo. 


Piscine B, acrylique sur papier, 2013.


Comment êtes-vous devenu peintre ?

J’ai commencé très jeune à suivre des cours de peinture après l’école, sur les conseils d’une institutrice de maternelle qui avait remarqué mon attirance pour le dessin. Je n’ai jamais totalement abandonné durant ma scolarité, j’ai toujours consacré quelques heures par semaine à peindre ou dessiner. J’ai ensuite choisi de poursuivre des études artistiques de manière assez naturelle, mais je n’ai pas orienté mes choix d’options vers la peinture. Je ne me sentais pas capable à cette époque de m’investir exclusivement dans cette direction, et n’imaginais encore que très peu la possibilité d’en faire un métier à ma sortie d’école. Par ailleurs, la peinture n’était pas vraiment le medium le plus facile à défendre dans la section Art de mon école. À l’époque, performances conceptuelles et vidéos trash tenaient le haut du pavé. J’ai donc étudié le graphisme, puis commencé à pratiquer l’illustration de manière professionnelle à ma sortie d’école, tout en continuant à peindre en parallèle et en participant à plusieurs expositions de groupe, encouragé par une galerie à Londres puis à Paris. Ma sélection au Salon de Montrouge et les retours positifs qui s’en sont suivis, m’ont aidé à intensifier ma pratique, que je poursuis maintenant avec la même assiduité que mon travail d’illustrateur.



L'avion de Tchelny, acrylique sur papier, 2013.



Ces dernières années, vous avez acquis une certaine notoriété en tant que graphiste et illustrateur. Quelle place votre oeuvre de peintre tient-elle dans votre activité ?

L’illustration me permet de gagner ma vie et de me laisser suffisamment de temps pour la peinture, qui est une activité clairement plus aventureuse, difficile et solitaire. J’ai un attachement plus profond à la peinture, plus amoureux, tandis que mon attrait pour l’illustration appliquée est certainement plus rationnel et pratique, même si j’y prends beaucoup de plaisir. J’y trouve en tout cas un équilibre et j’aime avancer sur ces deux plans. La séparation entre les deux est très claire dans mon esprit, et dans le même temps, les deux peuvent s’enrichir réciproquement en terme d’inventivité dans les procédés graphiques.


La peinture aurait-elle une fonction méditative ?
 

Probablement, ou plutôt, elle nous plonge dans une forme de méditation, justement par le fait qu’elle n’a pas de fonction évidente. Il ne s’agit que de simples pigments assemblés dans un certain ordre et qui pourtant suscitent tant d’attraction et d’attention. Je pense en réalité que nous avons besoin de la protection de ces images. Chacun cherche, trouve et s’entoure d’images-icônes qui seules sont capables de traverser le temps en restant imperturbables, immuables et vivantes. Je lisais hier la lettre de Marcel Ravidat, premier visiteur des grottes de Lascaux relatant son indescriptible émerveillement lorsqu’il fit la découverte des dessins recouvrant les parois. C’est certainement cela qui fait que l’on continue à peindre. Et que les peintures continuent à être regardées. Il me semble que nous avons eu, de tout temps, besoin de fixer autour de nous de faux reflets du réel, capables d’apaiser nos peurs.


Divisible indivisible, acrylique sur papier, 2012.


Vous employez l’expression « faux reflets du réel ». Plus haut « rendre le miroir magique ». Le peintre et l’artiste en général trouveraient-ils dans leur art un moyen de s’approprier le réel pour enfin, avoir l’illusion de le maîtriser ?


Je ne pense pas qu’il s’agisse de se l’approprier mais plutôt d’essayer d’en révéler des faces insaisissables, comme un miroir sans tain finalement, entre la révélation et le reflet. 



Juhani Pallasmaa dans son livre « La Main qui pense », écrit ceci : « Quand il se manifeste précocement, le sentiment de certitude, de satisfaction ou d’aboutissement peut se révéler catastrophique. Surtout, l’incertitude préserve et stimule la curiosité, et à condition de ne pas verser dans le désespoir ou la dépression, elle constitue un moteur et une source de motivation du processus de création. Le travail de conception consiste toujours à partir à la recherche de l’inconnu, à explorer un territoire étranger. Il faut que le processus lui-même – les gestes des mains qui cherchent – expriment la nature fondamentale de ce voyage d’exploration. » Partagez-vous ce point de vue ?

Tout à fait. J’ajoute que ce n’est pas facile ! Il faut savoir se nourrir de satisfactions de temps à autre, savoir apprécier le travail que l’on a accompli, même si ce n’est que pour quelques instants ou quelques heures. L’état d’incertitude ou d’insatisfaction permanent ne peut pas être un moteur durable.

Vous ne vous reconnaissez donc pas dans la posture de l’artiste romantique, traversé par le doute ou le tourment ?

Non, mais je suis d’accord avec le fait que la précarité de la condition d’artiste, le fait de devoir trouver soi-même une direction à son travail, et qu’il soit très difficile d’en récolter les fruits, puisse plonger dans de très profonds moments de doute, même de tristesse, de découragement. Je pense qu’avoir une seconde activité moins solitaire est dans mon cas une bonne chose, justement pour éviter de baisser les bras, pour être en mouvement plutôt que dans une posture.


Texto, acrylique sur papier, 2013.

Changer d’avis, d’orientation en cours de travail, n’est-ce pas tirer parti de l’accident? Le travail de la main autoriserait-il une forme de lâcher-prise que ne permet pas un travail uniquement conceptuel ?

L’accident n’est pas toujours un problème, mais souvent une issue, en effet. Pas forcément l’accident d’ailleurs, c’est juste le fait de faire avec, d’accepter l’écart qu’il peut y avoir entre ce vers quoi l’esprit voulait aller et ce vers quoi la main emmène. En tout cas, un travail uniquement conceptuel ne saurait accepter cet écart.
 

Y-aurait-il une différence d’approche entre le travail de graphiste/illustrateur et celui de peintre ? Une distinction du même ordre que celle qui existe en artisanat et art ?

L’approche de l’illustration dans mon cas est assez claire, je reçois des commandes, des visuels en référence et une problématique à résoudre visuellement. J’ai un délai et une liste de contraintes à respecter, et plusieurs intervenants avec lesquels je collabore pour réaliser le travail. Généralement le plus rapidement possible ! Ma méthode de travail est donc organisée et mon dessin assez cadré, plus proche de l’artisanat classique. J’ai le devoir de dessiner régulièrement, de pratiquer avec rigueur, d’entretenir mes outils, pour que le produit soit bien réalisé et convienne au besoin du client. La peinture, tout en exigeant des compétences techniques indispensables et une rigueur similaire, donne une liberté totale quant à la démarche et au résultat. Elle autorise l’écart entre les deux, puisque ce que mon pinceau est capable techniquement de transcrire, n’a pas à être et ne peut d’ailleurs pas être l’exacte exécution de mon intention initiale, l’image/idée que j’ai préalablement plus ou moins en tête. A la différence d’un artisan qui fabrique une ceinture en cuir qui doit répondre à une fonction, ma ceinture n’a pas cette obligation. Elle peut mesurer 20 mètres de long. C’est en même temps la difficulté de la tâche. Comme d’avancer au-dessus du vide sur un chemin qui n’est pas préalablement tracé et qui pourrait très bien ne mener nulle part.



L'indienne, acrylique sur papier, 2013.


Si vous deviez vous choisir une famille artistique, quelle serait-elle ?
 
J’aime la force des artistes dits « outsiders », de l’art brut. Justement parce que chacun d’entre eux est un cas particulier. Chacun se nourrit avec les moyens du bord et sans esprit de clan. Parmi les artistes reconnus que j’apprécie beaucoup : Jérome Bosch, David Hockney, Peter Doig, Raymond Pettibon,Tacita Dean, Henry Darger, Ed Ruscha ou encore Stephan Balkenhol, Tony Oursler, Richard Serra, Ange Leccia. 



Est-ce à dire que vous vous considérez comme un peintre autodidacte ? Vous n’avez jamais été sous l’influence d’un maître ?
 

Pas autodidacte puisque j’ai suivi des cours techniques en peinture jusqu’au lycée. En revanche, je n’ai pas suivi de formation purement « beaux arts » par la suite. Par conséquent, je ne possède pas le bagage théorique et référentiel officiel. Ma démarche est donc probablement plus spontanée, sans pour autant être totalement affranchie de toute connaissance technique et conceptuelle. 

Pour autant vous auriez pu être influencé par une figure tutélaire. Ne serait-ce que dans l’élan qui vous a poussé à embrasser cette vocation artistique ? Ce n’est pas le cas ?

Je pense que le contexte de mon enfance a été favorable à la naissance de cette vocation, plus qu’une figure tutélaire en particulier. N’étant pas né dans une famille d’artistes, je pense néanmoins avoir été marqué par les peintures fixées sous verre présentes chez mes parents, venant de l’enfance et adolescence en Afrique de l’ouest de ma mère et de mes grands-parents. Et par des livres et revues sur l’art brut auxquels ma mère était et est certainement toujours abonnée, par les oeuvres de Basquiat, puis par les dessins de Raymond Pettibon à travers des magazines de surf. Ce type de démarche artistique, assez brute, et de reconnaissance m’ont certainement fait envisager plus sérieusement d’aller vers un parcours artistique.


Quelles sont vos sources d’inspiration ? Avez-vous une prédilection pour certains sujets ?
 

Elles sont très diverses, donc difficiles à nommer. Le voyage, qu’il soit réel ou qu’il ait lieu dans les livres que je lis, a sûrement une bonne place. Après l’avoir recomposé de manière très libre, je regarde davantage ce qui m’entoure. Certaines des peintures récentes sont des souvenirs revisités de certains lieux, comme récemment en Russie.



La toile et l'enfant, acrylique sur papier, 2013.


Comment expliquez-vous que vos oeuvres se caractérisent par un espace pictural très souvent saturé ? Comme si le sujet dévorait la toile au point de la dépasser.
 

J’essaie en ce moment au contraire de dé-saturer l’espace, après avoir travaillé pendant plusieurs années sur des compositions très denses. Certaines oeuvres de Bruegel et Bosch me fascinaient pour cela. J’ai souvent en tête la vue d’une fenêtre d’un train en mouvement, et l’idée de pouvoir combiner une succession d’espaces, de scènes, de personnes. En ce moment le train va moins vite, la vue est moins chaotique. Je vois moins de choses mais plus longuement.

Quelle place peut occuper la peinture en tant que medium sur la scène artistique contemporaine ? Quelles sont les voies d’exploration encore possibles et quelles sont celles que vous vous êtes choisies ?
 
Question très complexe ! Il y a semble-t-il une scène, la plus visible en France, pour laquelle l’outil ou le medium sont exclusivement au service de l’intention conceptuelle de l’artiste, principalement sous la forme d’installations. Le résultat est souvent soit un bric-à-brac, soit à l’inverse, un peu rococo ou maniériste dans la réalisation. Mais cela importe peu dans cette forme de démarche où l’idée prévaut. C’est une scène sur laquelle la peinture est très minoritaire. Il me semble que la peinture continue et doit continuer de coexister de manière indépendante, dans une pratique et une élaboration plus individuelle et artisanale, dans laquelle l’exploration se fait dans la limite du médium peinture et de son support. C’est cette humilité dans le choix de l’outil qui me plait. 



Dans votre cas, le processus de création obéit-il à un rituel ? De quelle façon procédez-vous ? Suivez-vous certaines étapes ?

Je ne pense pas que l’on puisse parler de rituel. Je tiens un carnet de croquis, dans lequel je griffonne de manière plus ou moins poussée, parfois en couleur, des idées de compositions. Souvent en me basant sur des scènes ou des situations réelles, parfois mélangées avec des images vues sur internet, des photos, mais aussi des scènes lues dans des livres.



L'homme à l'ordinateur, acrylique sur papier, 2013.






Votre travail semble traversé par certaines obsessions ou leitmotive tels que la cartographie, l’emploi de citations… Pouvez-vous m’en dire davantage sur le rôle de ces éléments dans vos compositions et sur leur origine ?

Pour la cartographie, ou du moins, les vues d’un point élevé, elles sont en effet récurrentes dans mes peintures, mais pas systématiques, ou de moins en moins. Je suis un grand amateur des vues satellites de Google Maps, maintenant à 45° pour certaines villes. J’ai d’ailleurs vu récemment quelques oeuvres récentes de Philippe Cognée, basées sur des vues satellites, très intéressantes. Cette attirance transparaît certainement dans mes choix de compositions, avec l’idée d’oeil qui voyage et qui capture des objets, des morceaux de ville, des êtres humains. J’utilise des phrases et citations sur certains travaux, mais là encore, moins en ce moment. Je m’intéresse beaucoup au décalage qui se crée dans la confrontation d’ une image avec des mots qui ne coïncident pas de prime abord. J’ai cette idée de point de vue en mouvement. Plus récemment, j’essaie d’élaguer et de voir comment créer ce décalage sans employer les mots.


Vous utilisez parfois des paroles de chanson. Existe-t-il un lien entre votre travail sur la peinture et la musique ?

Mes motivations sont certainement les mêmes que celles du musicien composant une chanson. Au-delà du fait que j’ai toujours admiré la capacité incroyable de la musique à toucher son auditoire, immédiatement, j’ai souvent en tête en travaillant, l’idée de faire une peinture comme je composerais un morceau de musique. D’ailleurs également avec le souhait qu’elle puisse vivre en indépendance, tout en étant liée à une série d’autres peintures tout autour, comme un album. L’utilisation que je fais parfois de phrases ou extraits de chansons découle de cela. 

J’aime la confrontation des mots et de la musique autant que celle des mots et des images. J’aime également le cocon que peut former l’espace d’exposition, la galerie, où la sélection d’oeuvres existe comme un microcosme.

Pensez-vous que vous êtes en train d’aborder une nouvelle étape dans votre parcours créatif ? Quelles sont les raisons de ce changement d’orientation ?

 
Certainement. Je crois m’être détaché de certaines habitudes autant que de certaines orientations dans lesquelles je ne trouvais pas d’issue. Cela est probablement dû au fait que je passe maintenant de plus en plus de temps à peindre. Cela me permet d’avancer plus régulièrement, de progresser techniquement et donc d’envisager mes travaux différemment. Je pense que je suis également moins nerveux depuis deux ans. L’expérience du deuil, correspond aussi à ce changement. Il m’a élagué autant qu’il a élagué mon travail, il me semble.
 

La première formule qui me vient à l’esprit en voyant vos œuvres, y compris celles de la toute dernière série du Springboard, c’est « paysage habité ». Les individus semblent à la fois profondément conditionnés par leur « habitus » tout en demeurant apparemment étrangers les uns aux autres. L’interaction semble davantage se situer au niveau de l’environnement matériel qu’au niveau humain. Est-ce une façon pour vous de questionner une certaine forme d’isolement entre individus ?

Probablement. Je m’intéresse beaucoup à la notion d’exil intérieur. L’espace et le temps que l’on peut créer en soi volontairement ou involontairement, les bulles dans lesquelles les individus semblent parfois évoluer. Comme plusieurs univers juxtaposés, qui coexistent sans être liés. Je pense que l’on peut percevoir cela dans mon travail. J’aime aussi ramener les individus dans la nature, aux portes des villes et les poser là comme des pierres, et observer ce qui se passe.



Plus petit splash, acrylique sur papier, 2013.

Vos travaux précédents m’évoquaient un réel fantasmé, recréé. Comme traversé par des visions d’une nature plongée dans le chaos. Une nature qui semblait comme « remontée » contre l’Homme et la menace de son action sur elle. En se recentrant sur des sujets plus isolés, votre travail semble également offrir une image plus apaisée du monde. De la même façon, les vues en plongée qui caractérisaient vos précédents travaux, contribuaient à créer une impression de vision « démiurgique». Comme si vous observiez de loin les créatures qui peuplent la surface de la terre. Aujourd’hui ce point de vue est plus horizontal. Comme une observation réciproque et d’égal à égal. Qu’en dites vous ?

Certainement, je pense que j’avais l’ambition de décrire le chaos dans son ensemble, une sorte d’ambitieuse symphonie décadente et dense, mais je pense qu’il aurait fallu être bien plus sordide et sombre pour cela. Rétrospectivement, il s’agissait à mes yeux d’une fausse route, mais sûrement nécessaire. La réorientation est venue progressivement à mes yeux. Je pense être maintenant plus près du réel, plus chaleureux dans mes intentions. Plus optimiste. Je reviendrai certainement plus tard à ces idées mais différemment.




Vous évoquez l’intériorité, la notion d’espace clos, de bulles et pourtant, paradoxalement, vos personnages évoluent le plus souvent à ciel ouvert. Peu de vues d’intérieurs. Comment l’expliquez-vous ?

Je ne l’explique pas vraiment, c’est un hasard. J’ai d’ailleurs plusieurs croquis d’intérieurs que j’utiliserai bientôt. Je suis cependant plus touché par ce qui se passe dehors, il y a plus de choses à voir, les impressions sont plus variées. Choisir un sujet, une scène, c’est comme le mettre sous cloche pour le laisser se révéler par lui-même. J’aime que les éléments naturels soient présents sous cette cloche. Voilà pourquoi peu de scènes intérieures pour le moment.

J’aimerais une nouvelle fois citer Pallasmaa au sujet du lien qu’il souligne entre le monde et le moi. Il me semble que votre travail trouve une résonance tout à fait pertinente avec ce texte : « Dans le travail de création, l’attention se concentre simultanément sur le monde et sur le moi. Aussi toute oeuvre d’art est-elle fondamentalement une représentation microcosmique du monde et, en même temps, un autoportrait inconscient. Jorge Luis Borges décrit remarquablement cette double perspective : « Un homme se fixe la tâche de dessiner le monde. Tout au long des années, il peuple l’espace d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, de vaisseaux, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux et de personnes. Peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage ». Qu’en pensez-vous ?

 
C’est certainement vrai. Je mets certainement beaucoup de moi involontairement. Je suis heureux que cela puisse faire évoluer mon travail par conséquent. Je vois de manière assez évidente une évolution de mon travail suivant les différents lieux où j’ai habité et où je suis allé, mais je perçois également qu’une partie de cette évolution est structurée par un squelette qui était déjà présent dans mon esprit quand je peignais à l’école, dans mes premiers cours du soir de peinture. Comme si, depuis, je tourne toujours autour de la même intention, en effet probablement comme un autoportrait progressif.


Big bad wolf, acrylique sur papier, 2012.



Vous évoquiez plus haut une « ambition d’ordre spirituelle ». Or le thème de cette exposition s’articule autour de la notion de « Divin ». De quelle façon vous êtes-vous approprié ce thème ? Comment l’avez-vous abordé ?
Une sorte de coïncidence est tombée à point lorsque la proposition d’exposition autour de ce thème m’a été faite. J’ai trouvé intéressant de prendre en compte autant la notion de divin que celle de l’émoi. Mon voyage en Russie m’a semblé tout de suite une bonne circonstance pour nourrir cette réflexion. Le pays tout entier est un espace d’investigation du spirituel, qui cherche ses icônes, en construit de nouvelles, continue à en détruire d’autres. Et le dépaysement que ce voyage a constitué, me donnait la possibilité de souvent voir le réel comme un irréel. Je me suis donc fixé comme objectif de construire cette exposition à partir de cette expérience.

Les oeuvres issues de ce voyage semblent traversées par une atmosphère de douce mélancolie . Est-ce le reflet de votre perception de ce pays ?

 
Certainement, mais c’est un sentiment parmi tant d’autres que j’ai ressentis là-bas. Ce pays laisse aussi émerveillé que perplexe, aussi furieux que nostalgique. Tout sauf indifférent. C’est cet aspect insaisissable qui m’a intéressé dans le cadre des travaux que je montre maintenant.


Pouvez-vous m’en dire davantage sur « Plus petit splash », sur l’histoire de cette œuvre qui manifestement prend sa source dans le « Bigger Splash » de Hockney mais dans une veine plus proche du « champignon atomique ». L’humour n’est pas étranger à votre approche, n’est-ce pas ? Essayez-vous par ce biais de créer des complicités avec le regardeur ?

Dans ce cas, oui tout à fait. Il s’agit d’un clin d’oeil. Mais en général je préfère les titres assez neutres et simples. C’est une exception et un modeste hommage à Hockney dont j’admire le travail autant que le discours. Quant à l’humour dans mon travail en général, là aussi il y a aussi parfois des clins d’oeil, maisj’aime que cela reste dans l’entre-deux. Je pense notamment à « Big bad wolf », une toile sur laquelle est représentée une sorte de courtier new-yorkais visionnaire, avec la phrase « he was the big bad wolf ». Bien que celle-ci soit affirmative et qu’elle puisse être interprétée en rapport au personnage spontanément, on n’en connaît ni l’auteur, ni l’objet. Elle est indépendante de mes opinions et peut finalement avoir plusieurs significations.


Vos œuvres conversent librement, au sein de cette exposition, avec celles de Mazlo. Quels liens pouvez-vous établir entre votre pratique artistique et celle de la joaillerie telle qu’il la conçoit ? Au-delà de la thématique, sur quel plan vos approches respectives se rejoignent-elles ?

Lorsque j’ai vu certaines des oeuvres récentes de M. Mazlo, j’ai tout de suite eu le sentiment que mon angle de travail actuel croisait le sien de manière surprenante. Comme deux bateaux, qui se retrouvent un matin par un incroyable hasard bord à bord au milieu de l’Atlantique. Je pense que nous avons en commun cette volonté de faire confiance aux vertus du lâcher-prise, de faire confiance à la matière et à sa capacité à révéler des signes. C’est plus ou moins cette idée qui pourrait ressortir assez clairement dans mes trois derniers formats carrés, où un personnage semble révéler ou voiler l’espace qu’il occupe.


L'homme à la caravane, acrylique sur papier, 2013.

La fumeuse, acrylique sur papier, 2013.
Le ponton, acrylique sur papier, 2013.




EXPO SOLO Antoine Corbineau dans le cadre du cycle Le Divin (é)moi autour des pièces uniques de haute joaillerie Mazlo.


Exposition jusqu'au 2 novembre 2013.

Du mardi au vendredi de 13h30 à 19h

le samedi de 11h à 19h


La Joaillerie par Mazlo

31, rue Guénégaud

75006 Paris



Merci à tous ceux qui ont pu être présents samedi!
































mardi 1 octobre 2013

ARKETIP NUMÉRO 4 - OCTOBRE 2013

Numéro spécial "Le Divin (é)Moi" - Volet 3


Pour ce troisième volet de l'exposition Le Divin (é)Moi, MAZLO invite le peintre Antoine Corbineau à déployer son "Imaginarium"

 

1. L'IMAGINARIUM D'ANTOINE CORBINEAU


Après le Springboard, première exposition personnelle présentée à Paris en juillet dernier à la galerie LJ, le peintre Antoine Corbineau confirme ses nouvelles orientations de travail. Pour le cycle le Divin (é)Moi, il signe des oeuvres aux accents métaphysiques, mais nimbées cette fois d’une sérénité inédite ... 

 

Illustrateur à la notoriété grandissante, Antoine Corbineau cultive également une oeuvre de peintre même s’il est vrai qu’il lui aura fallu le déclic d’une sélection au Salon de Montrouge en 2011 pour se convaincre d’y consacrer, enfin, le temps et l’énergie
nécessaires.


Son style à la fois foisonnant et immédiatement identifiable ainsi que son goût immodéré pour le genre de la cartographie n’ont d’ailleurs pas manqué d’influencer ses premières oeuvres peintes. Mais au cours de ces trois dernières années, l’artiste s’est peu à peu affranchi de l’artisan, se façonnant un univers pictural original. Un champ d’investigation parallèle, qui tout en se nourrissant de son travail d’illustrateur, le conduit vers des voies encore inexplorées. 

 

Pause près du pont, 2013. Acrylique sur papier. 32 x 24 cm.

 

 Antoine Corbineau n’est pas issu d’une famille d’artistes et c’est tant mieux. Dessinateur précoce, il sacrifie un temps aux figures imposées des cours académiques, puis se libère très vite du carcan de l’art dit « sérieux ». Il renoue ainsi avec une veine débridée et plus spontanée à laquelle l’histoire de sa famille n’est pas étrangère. Biberonné à l’art brut dont sa mère est une amatrice inconditionnelle, il passe son enfance le regard baigné par les oeuvres qui se déploient sur les murs de la maison. De sa famille maternelle, longtemps expatriée en Afrique de l’Ouest, il héritera donc une approche artistique décomplexée.  

Quelques années s’écoulent néanmoins avant qu’il ne mette cette inspiration au service de la peinture. Il choisit d’abord de mener des études de graphisme et d’illustration aux Arts Déco de Strasbourg avant de s’échapper à Londres. Il en revient diplômé du prestigieux Camberwell College of Art.
 

Sous la double casquette d’illustrateur et de graphiste, il trace depuis un parcours sans faute, se taillant peu à peu une place de choix dans le monde de l’imagerie contemporaine. Mais l’envie de peindre le tenaille. Bravant la tendance de l’art contemporain à la dématérialisation, il s’engage sur la voie périlleuse de la peinture, figurative de surcroît… À Londres et Paris, deux galeries observent et soutiennent ses premiers pas de côté vers la peinture, et le poussent à oser une candidature au Salon de  Montrouge en 2011. L’essai sera concluant et son travail largement plébiscité.


UN STYLE EN MUTATION

 
C’était il y a deux ans à peine et pourtant que d’évolution depuis Montrouge. Si les procédés et le style pictural restent inchangés, il est clair que l’artiste opère depuis peu un véritable virage. Probablement délesté de ses démons, il s’est définitivement approprié son medium.

Là où les mots, les superpositions et juxtapositions de plans surlignaient son propos, dans une atmosphère de chaos perpétuel, ne demeure plus que l’épure de l’image, le sujet enfin recentré sur lui-même.

L’espace pictural s’est également réduit. Auparavant saturé de couleurs, de formes, de personnages et de mots, il se fait peau de chagrin, aspirée par son support. Difficile de contempler la fumeuse, l’homme à la caravane ou Piscine B sans penser aux ostraca de l’Égypte antique, ces éclats de calcaire et fragments de poterie sur lesquels scribes et artisans composaient de brillants exercices de dessin sur le vif. Outre la forme de l’îlot de pigments qui rappelle les contours aléatoires de ces fragments, on retrouve le même sens aigu de l’observation, le même humour sous-jacent et l’imagination surtout, qui donne vie aux scènes les plus improbables.

 

 

L'homme au barbecue, 2013. Acrylique sur papier, 53 x 53 cm.

 

Ostracon satyrique: un chat sert et évente un souris.
Égypte/Nouvel Empire / Calcaire / Provenance inconnue ( probablement Deir el-Medina ) / 12.5 x 9 cm

 

LE VOYAGE

 
Bien qu’il ne se revendique d’aucune chapelle, on peut isoler quelques traits saillants et influences majeures au sein de cette oeuvre en devenir.


De prime abord, son approche évoque l’univers d’un Douanier Rousseau. Quand bien même le maître des Naïfs ne compte pas au nombre de ses influences déclarées, Antoine Corbineau partage néanmoins avec cet auguste prédécesseur un même goût pour le voyage et surtout pour les paysages recomposés. Mais en dehors des similarités d’approche, tout sépare les deux peintres.

 


Henri Rousseau, dit le Douanier (1844-1910), La Guerre.
Vers 1894, Huile sur toile. H. 114 ; L. 195 cm
© RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / DR

 

Chez Antoine Corbineau, la gaucherie, pour assumée qu’elle soit, est d’abord l’empreinte d’un style et d’une intention dont la naïveté apparente est trop affectée pour ne pas trahir le raffinement de la main et de l’esprit à l’oeuvre dans ses compositions. 

De plus, Internet est indéniablement passé par là et avec lui son cortège de vues satellitaires qui imprègnent abondamment les cadrages choisis par l’artiste. En résultent des effets de plongée qui mettent le regardeur dans une position de démiurge.Révélant en filigrane le plaisir d’apprenti sorcier pris par l’artiste qui pose et dispose ses personnages au gré de ses envies dans des paysages fantasmés, histoire de voir « ce qui se passe »...

Cargo, 2013. Acrylique sur papier. 32 x 24 cm.

  

L’IMAGINARIUM

 
Grand admirateur de l’oeuvre de Bosch, Antoine Corbineau reprend également à son compte une certaine liberté avec les conventions de représentation. Aux lois de la perspective, il préfère l’utilisation de lignes de force horizontales qui scandent le fond de ses paysages en grandes bandes colorées, étagées du haut vers le bas.

Glisse dans la baie, 2013. Acrylique sur papier. 32 x 24 cm.



 

Le monde qu’il dépeint est un no man’s land, nourri de souvenirs, de lectures et de rêves. Ce réel recomposé se déploie sous la forme d’une fantasmagorie qui opère en sourdine, au travers de menus détails, presque indécelables mais qui ajoutent soudainement à l’image un contenu décalé, voire saugrenu.  

Émerge alors la conviction que le plus important, le mobile de l’oeuvre, se trouve en dehors d’elle-même. Ce que suggèrent encore les personnages de ses dernières toiles, dont les protagonistes soulèvent le coin d’un voile. 

M. C. Escher, La Cascade. Lithographie, 1961.

 

Manière de suggérer que l’art n’est qu’un leurre ? Un procédé illusionniste dont la fonction consisterait à nous plonger, ne serait ce qu’un instant, dans un monde improbable, peut-être même absurde ? Oscillant entre « l’autre côté du miroir » et les mondes impossibles (La Source rappelle étrangement la cascade d’Escher sous l’oeil de Ledoux), on aurait tort de voir en Antoine Corbineau le héraut de nouvelles utopies.

La source, 2013. Acrylique sur papier. 65 x 50 cm. Collection privée.

Tel le Baron perché d’Italo Calvino, solitaire ermite « qui ne fuyait pas les hommes » et contemplait le monde du haut de son arbre, il porte un regard sans complaisance sur le monde qui l’entoure mais n’y ajoute pas pour autant la pesanteur du jugement. Tout juste s’autorise-t-il à en (sou)rire. Quand Antoine Corbineau déploie sa vision d’un monde à l’envers, c’est d’abord pour mieux en délivrer la charge poétique.


L’ART MAGIQUE

Le caractère majeur des oeuvres d’Antoine Corbineau, c’est finalement l’absence totale de pathos. Individus et objets paraissent simplement posés là, dans l’attente d’un regard bienveillant capable de les déchiffrer. À l’instar de Paul Claudel, pour lequel « l’invention picturale ou la fantasmagorie littéraire permettent de supporter le réel désolé en apportant des compensations magiques », le peintre envisage ses images comme des captures du vivant, manière d’en conserver et d’en sublimer l’aura magique.

 

When I dove off, 2012. Acrylique sur papier. 30 x 40 cm.

Chez Antoine Corbineau, les libertés prises avec les règles de représentation ou avec les déformations perspectives traduisent non pas une incapacité mais une volonté délibérée de créer du décalage et de conserver à l’image sa puissance évocatrice. Après avoir longtemps peuplé ses oeuvres de phrases et de citations, véritables formules incantatoires destinées à créer du (non)sens, il parvient désormais à « parler en images ».


Il renoue ainsi avec la fonction primitive de l’image comme outil conceptuel et délivre sa lecture métaphysique d’un monde perçu comme la scène de toutes les initiations. En disant adieu au chaos qui caractérisait ses premières oeuvres, Antoine Corbineau prouve déjà sa capacité à se renouveler et surtout à réinventer ses pistes de recherche. 

Il est impossible d’évoquer le personnage sans mentionner cette réjouissante humilité  avec laquelle il aborde chaque parcelle de son travail.Peu enclin à la confidence et d’une manière générale assez peu disert sur ses oeuvres, tout juste avoue-t-il son souhait de «mieux faire ». Un sain état d’esprit, fruit de l’exercice périlleux qui consiste à allier art et artisanat sans jamais se perdre.
 

Nullement inféodé au système de l’art contemporain, Antoine Corbineau gagne sa liberté d’artiste en flirtant avec les compromis et en adoptant la stratégie de l’homme avisé. Il a ainsi intégré à son univers d’artiste tout le bien que le travail exigeant de l’illustration pouvait apporter. Là où le pacte aurait pu produire un dénouement faustien, il est au contraire à l’origine d’un balancement, d’une respiration.


Ce positionnement courageux devrait en inspirer plus d’un, tant il est difficile de naviguer entre art et savoir-faire sans subir l’opprobre de l’un ou de l’autre des deux camps...

 

 

 

samedi 14 septembre 2013

Prochainement à la galerie LA Joaillerie...

Pour le troisième volet de l'exposition Le Divin (é)Moi, LA Joaillerie invite le peintre Antoine Corbineau à exposer ses dernières toiles.

Vernissage le samedi 28 septembre entre 16 et 19 heures.













Comme introduction à sa démarche, cette interview diffusée sur LCI dans La Semaine de l'Art:



mardi 4 juin 2013

ARKETIP NUMÉRO 3 - JUIN 2013 : Entretien avec Bérengère Hénin

2. Entretien avec Bérengère Hénin

propos recueillis par Céline Robin


Pourquoi avoir choisi la gravure pour débuter votre formation artistique ?

Lorsque j’ai décidé de commencer mes études artistiques, je me suis inscrite à l’école Estienne pour devenir illustratrice jeunesse. À la sortie du bac, on y proposait une mise à niveau « Métiers d’art ». Pendant une année, il était possible d’essayer toutes les formations proposées par l’école, à savoir : reliure/ dorure, typographisme, illustration et gravure.
Au sortir de ces quatre initiations, j’ai préféré la gravure qui me permettait d’explorer plusieurs façons de dessiner.
De plus, l’acide, le cuivre, tout cela est assez magique, fascinant même. C’était un monde que je ne connaissais pas du tout. C’est un peu comme la cuisine : il faut d’abord dégraisser sa plaque pour pouvoir y mettre du vernis. Pour que l’acide morde mieux, on peut cracher sur sa plaque. Ce sont des petits gestes comme ceux-là qui font que vous entrez dans un autre monde. 

Le processus de la gravure n’est-il pas beaucoup plus long et fastidieux que le dessin, qui semble autoriser plus de spontanéité ?

En gravure, comme en dessin en général, il y a différentes temporalités. On peut graver directement avec un burin ou une pointe sèche, pour un résultat immédiat. Au contraire, certaines eaux-fortes vont nécessiter plusieurs heures de bain dans l’acide, plusieurs passages. Il est possible d’y associer d’autres techniques, ajouter de la couleur par exemple, et à chaque fois ce sont des « couches » supplémentaires. C’est un peu la même chose pour le dessin: on peut choisir de procéder très rapidement ou au contraire revenir sans cesse sur un même dessin.
Dans la gravure, l’aspect technique est évidemment très présent mais c’est justement ce que je trouvais fascinant. Ce processus dans lequel on se voit intervenir.
Dans le faire, il y a déjà de la contemplation. Mais c’est aussi pour cette raison que j’ai cessé de dessiner. Au bout d'un moment, le plaisir de la contemplation ne m’a pas semblé suffisant. 

Autoportrait de l’artiste en robe de chambre, 2012.


Ce n’était pas satisfaisant ?

C’était très satisfaisant au contraire, presque jubilatoire, mais le résultat n’était pas suffisant.
C’est ensuite, lorsque j’ai étudié aux beaux-arts, que j’ai eu le sentiment que cela ne suffisait pas. J’ai d’ailleurs toujours ce sentiment en voyant d’autres dessins, que ce soit mes dessins ou des dessins en général. Il ne suffit pas de bien dessiner pour que le résultat soit réussi. Ce qui est normal. On voit tellement de peintures qui tout en étant très bien exécutées sont de véritables croûtes…
La contemplation était donc bien là mais il manquait quelque chose.
Probablement de la maturation. Du travail. Je n’avais pas encore trouvé mes pistes de réflexion. Aujourd’hui, je n’ai pas encore le sentiment d’avoir tout à fait réussi mais le fait de m’être remise à dessiner, d’y repenser, cela m’a amenée à me poser de nouvelles questions et je pense que si je continue à travailler dans ce sens-là, cela pourra être plus abouti. L’exposition présente un ensemble, une recherche. Ce travail répond à une thématique. Il y a là quelque chose. Mais certains des dessins manquent encore selon moi de quelque chose …
Dans ma pratique du dessin, je voudrais maintenant axer ma recherche sur le contexte.
À une certaine époque, j’ai beaucoup dessiné, surtout en croquis. Je pratiquais le dessin de manière boulimique. Pour apprendre d’abord. Je remplissais un carnet de croquis par mois. Je dessinais dans le train, dans le métro, partout. Certains croquis sont forcément réussis mais cela reste des croquis. Il leur manque quelque chose même si il y a là déjà une façon de regarder. Cela veut quand même dire quelque chose. On voit qu’il y a une intention.

Vous voulez dire que ce qui distingue le croquis d’une œuvre « qui a quelque chose à raconter », c’est un manque de profondeur ? Vous n’y trouvez pas les différents niveaux de lecture que vous souhaiteriez y trouver ?

Oui, un manque de profondeur. Mais je ne sais pas trop si on doit le formuler de cette façon… Lorsque des dessins d’autres artistes me plaisent, ce ne sont pas forcément toujours des choses très compliquées. 
Disons que j’ai parfois l’impression d’être dans un compte-rendu. Ça n’est pas complètement objectif non plus: je mets en valeur ce qui m’intéresse. Les proportions ne sont pas toujours justes, mais le dessin me paraîtra juste, réussi, quand bien même la figure représentée est complètement déformée par exemple. Parce ce qui m’intéresse à ce moment-là c’est une attitude et qu’elle ressort mieux avec des jambes trop courtes. Bien mieux que si le dessin avait été très bien proportionné. 

Je cherche une sorte de justesse, de vérité, d’honnêteté, qui me pousse également à ne pas reprendre mon dessin pour le gommer par exemple. Je recherche vraiment l’instant. Jusqu’à présent, je n’ai jamais vraiment mis en scène mes dessins. Or je pense que construire l’image, la composer, davantage, tout cela pourrait apporter quelque chose.

Je viens de voir à Bruxelles une exposition du peintre allemand Neo Rauch.
Il peint des compositions complètement délirantes en jouant sur des perspectives faussées, avec des échelles différentes. Cela donne des choses surréalistes. Mais ce n’est pas non plus une esthétique surréaliste telle que l’on peut la connaître. Ce n’est pas choquant mais il se passe quelque chose. Son travail est très personnel sans qu’il se répète. C’est pour ne pas me répéter que moi-même j’alterne les mediums. Je crois que je ne veux surtout pas m’enfermer dans une facilité. Une recette.

À un moment, on m’a reproché d’avoir des facilités et c’est ce qui m’a amenée à arrêter le dessin. Je fuis le systématisme et la répétition.
Sans partir nécessairement dans le surréalisme, j’aimerais travailler et choisir le contexte pour qu’il ajoute du sens. J’ai en tête certains dessins de Hockney, avec des éléments de mise en scène presque insignifiants : une figure assise près d’un pot de fleurs ou deux personnes assises, séparées par un meuble. Ce n’est pas grand chose mais si ces éléments ne se trouvaient pas là, l’image ne fonctionnerait pas de la même façon: ces éléments rappellent à notre imaginaire toutes ces images de photos de famille un peu anciennes. C'est ce qui constitue un contexte que chacun peut construire en son for intérieur.


Autoportrait aux plantes, 2012.


Si vous deviez vous choisir une famille artistique, quelle serait-elle ?

C’est une question très difficile. Je n’ai pas l’impression d’avoir d’énormes connaissances en histoire de l’art donc ça m’ennuie toujours. Je vais certainement oublier des artistes pourtant très proches.

Dans le domaine du dessin, parmi les personnes qui m’ont le plus impressionnée je citerais forcément Picasso, Hockney, Georges Grosz, Hergé, Sempé.

Plus récemment  Glen Baxter. Pas nécessairement pour le dessin à proprement parler mais plutôt pour la légende : une légende peut constituer un contexte à elle-seule. Si je considère que certains de mes dessins ne sont pas complètement aboutis je ne pense pas qu’en dessinant un paysage, ils le deviendront. Parfois le titre peut suffire. C’est ce sur quoi je réfléchis en ce moment et que j’aimerais développer.

Je devrais mentionner également Van Eyck et tous les Flamands.
Beaucoup d’ objets d’art anciens m’impressionnent. Les miniatures pour l’amour du détail. 

D'après la Duchesse d'Albe, 2012.


Cet attachement au détail et à tout ce qui fait que les choses deviennent spéciales ne sont-ils pas représentatifs de votre façon d’aborder l’existence ?  

Effectivement, je m’attache aux détails. C’est important.
Je n’ai pas d’ambition plus grande que celle-là, qui consiste à rendre les choses spéciales en faisant de l’art.
Je ne pense pas que l’on puisse changer le monde avec l’art.
On peut juste apporter, préciser quelque chose.
D’autres personnes voient certainement le monde comme je le vois mais ce qui nous différencie c’est que j’ai envie de le dire. Je suis un peu comme un chercheur, qui de temps expose ses recherches en disant : « Voilà où j’en suis ».
En tant que chercheur cela vous intéresse-t-il de montrer votre recherche ? La réaction est-elle importante ? J’imagine que l’on ne créé pas que pour soi?
La réaction va avec la monstration sinon cela ne sert à rien de montrer quoi que ce soit.
Dans certaines de mes œuvres je joue avec cette réaction. Elle fait presque partie de l’œuvre. Les spectateurs se retrouvent pris à partie. Dans les « Dessins extraordinaires », je leur fais écouter des audio guides. On s’adresse à eux à la deuxième personne avec autorité: « vous voyez ça, vous ressentez ça ».
Dans ce cadre j’essaie de muséifier, de contextualiser l’œuvre. Une réaction, quelle qu’elle soit, prouve qu’il se passe quelque chose.

Vous avez étudié la linguistique et l’on sent dans vos œuvres l’importance des mots, la relativité des discours (notamment sur l’art). En quoi le langage est-il pour vous une source d’inspiration ?

L’art et la linguistique sont tous deux matière à créer quelque chose.
Il est vrai que je suis fascinée par le fait que des gens cohabitent et communiquent malgré des langages et des codes très différents. L'histoire de la Tour de Babel me fascine et on peut retrouver cet intérêt dans ma pratique artistique.
Il suffit de présenter son travail dans une exposition pour constater la relativité du discours et de son interprétation. Montrez une pièce à dix personnes, vous obtiendrez 10 interprétations différentes.
J’ai toujours adoré étudier les langues. En partie pour l’état de concentration dans lequel cela nous plonge.
Quand on commence à réussir à parler, c’est excitant. C’est un peu comme lorsque l’on commence à réussir à dessiner. On construit une phrase comme on construit un dessin. On peut faire ce genre de parallèle. Et il y a quelque chose d’excitant à réussir quelque chose à partir de rien ou de simples codes. 


Portrait de l’artiste en pull, 2012.

On sent dans toutes votre démarche l’importance de la structure et un certain attrait pour la difficulté, pour le travail. 

Mais tout demande du travail. Apprendre à marcher est difficile. On l’a oublié, tout simplement. Apprendre à dessiner ou à parler une langue, cela m’amuse énormément. L'excitation prend le pas sur le labeur.
Dessiner a quelque chose d’un plaisir coupable parce que je n’en ai pas encore fait quelque chose. Il y a trop de plaisir pour pas assez de résultat. Ou plutôt de sens. Du résultat j’en ai plein ma cave. J’ai énormément noirci de carnets de croquis. J’ai été très productive et même plus au moment où je me posais moins de questions.   
Mais la productivité n’est pas une fin en soi. Il faut de la substance.
Après, je n’oppose pas dessin et concept. Dessiner reste très conceptuel: tracer, transformer quelque chose que l’on voit en des lignes sur du papier c’est extrêmement conceptuel.
Dans des entretiens, David Hockney théorise sur ce problème.
Il explique que le dessin est une réinterprétation de la réalité. En cela, la photo n’a rien de juste. Elle ne rend pas compte selon lui de la réalité d’un paysage ou d’une figure par exemple. Une photographie n’a rien à voir avec ce que l’on perçoit. Elle fige quelque chose qui ne l’est pas et donne l'impression que l'on peut englober d'un seul regard tout un horizon alors qu'il faut en vérité bouger ses yeux, refaire la mise au point, se réadapter aux différences de lumières et de profondeurs. Évidemment, tout cela se fait inconsciemment.
Je me rappelle d’un tableau de Bonnard figurant une table couverte d’une nappe à carreaux. La partie la plus proche de nous est un peu floue. Ce qui est plus juste, plus vrai, parce que le peintre a dû se concentrer sur un point et essayer de reproduire les bords qui s’évasent et que l’on voit donc moins bien.
La réalité est parfois moins vraie que notre perception, d’une certaine façon. 



L’intention oriente-t-elle le choix d’un médium ou d’un autre ?

Oui bien sûr.
J’ai dit tout à l’heure que je voulais éviter la facilité mais ce n’est pas toujours positif. Car je ne serai jamais experte en quelque chose…
Je ne peux pas me considérer comme sculpteur car je ne sais pas vraiment sculpter.
Si je fais de la photo, cela ne fait pas de moi un photographe. Je fais de la vidéo mais je ne me considère pas vidéaste.
Le dessin est peut-être la seule chose que je puisse revendiquer comme savoir-faire. Je l’ai  pratiqué suffisamment longtemps pour pouvoir dire que ça fonctionne techniquement.
Pensez-vous que le manque de technicité retire de sa légitimité au propos ?
Non dans la mesure où le savoir-faire n’est pas ce que je cherche à mettre en avant. Y compris dans mes dessins d’ailleurs. Je recherche un certain relâchement. On pourrait le percevoir comme de la maladresse mais selon moi il apporte du sens. 

Je n’essaie pas de mettre le savoir-faire en avant parce qu’il arrive aussi qu’on se complaise dans une espèce d’excellence. On exécute très bien certaines choses et on passe ensuite son temps à les décliner. C’est ennuyeux. Pas stimulant. Puisqu’on sait le faire, à quoi bon le refaire ? On l’a fait une fois, on le montre, on a apporté quelque chose. Mais après ? 

Ceci dit, je m’applique à faire les choses. J’accepte mes maladresses en général mais je pourrais travailler plus pour exceller dans certaines pratiques. Je ne le fais pas. Est-ce de la paresse ? Je ne crois pas mais peut-être n’est-ce qu’un prétexte de dire que je ne veux pas tomber dans la facilité…

Jusqu’à présent je ne m’étais jamais donné d’axe de travail. Je fais des choses. Certaines fonctionnent, d’autres non. Mais elles me conduisent à en tenter d’autres. Je vis, j’entends des gens parler dans la rue, je vois des films, des expos. Cela m’influence et me donne envie de réagir parfois. Selon l’idée que j’aurai, je vais essayer de trouver le moyen le plus précis avec le moins de moyens possibles pour traduire exactement mon ressenti. Je vais essayer de trouver le moyen le plus juste de dire ce que je voudrais dire.
Et cela passe par certaines techniques qui changent au gré de ces idées. 

Toise, 2012.

Vous ne vous laissez pas freiner par le fait que vous ne  soyez pas forcément spécialiste de telle ou telle technique. Vous l’affrontez finalement ? Est-ce que ce n’est pas dans ce face-à-face que se joue en partie la force de l’objet ?

Oui, mais je ne sais pas si cela se ressent. Dans ma démarche, cela m’est très utile, c’est certain. Dès que je vais à la rencontre d’une nouvelle technique, je me retrouve confrontée à de nouveaux problèmes, souvent très nombreux d’ailleurs. Cela m’amène à revoir mon projet en cours d’élaboration car les choses ne se passent pas forcément comme je le voudrais. Mais cela m’amène parfois aussi à des formes auxquelles je n’aurais pas pensé autrement. Par exemple, lorsque j’ai réalisé ma Vanité aux ballons de rugby, « Life is short, Play Rugby », j’imaginais au départ un crâne couvert d’une fine peau de ballon de rugby. Un objet hyperréalisme, magnifique. Je me suis d’abord rendue compte qu’acheter un crâne était beaucoup trop cher, même en résine. J’ai donc essayé de modeler des crânes en argile de manière réaliste. Et ce n’est qu’après avoir vu s’effondrer des moitiés de crânes trois fois, complètement désespérée, que je me suis finalement décidée à travailler directement dans des ballons.
Cela ne pouvait pas être mieux. Un crâne complètement brinquebalant à moitié effondré. Ridicule. Je me suis rapprochée de l’esprit des danses macabres alors que je n’ai pas voulu faire cela à la base. Je me suis adaptée. Et cela convient très bien.
L’idée de base n’aurait pas véhiculé autant de fragilité.
Lorsque j’ai pensé à Yo MoMA, il était hors de question de faire autre chose qu’une vidéo puisqu’il s’agissait de singer une émission de TV. Parfois le médium s’impose.
Tout à l’heure, vous avez dit « Je vis, j’entends des gens qui parlent dans la rue, je vois des films, des expos. Cela m’influence et me donne envie de réagir parfois. »

Réagir à ce qui se passe autour de lui, est-ce selon vous le rôle de l’artiste ?

Je pense, oui. Une action artistique consiste à produire un décalage. En déplaçant un objet dans un autre contexte par exemple ou dans un autre médium…
Pour moi, il s’agit surtout de dé-contextualiser quelque chose.
Dans le simple fait de nommer une chose, vous lui donnez un nouveau contexte d’énonciation. Dessiner une chose revient à la nommer. Vous lui donnez un nouveau contexte, vous l’encadrez. Si ensuite, vous souhaitez en faire encore autre chose, vous ajoutez à chaque fois une couche de sens supplémentaire.
Un artiste, c’est quelqu’un qui sort quelque chose de son contexte pour lui proposer un nouveau contexte. C’est ce qui va faire qu’on va le regarder différemment. Souvent cela va être biaisé par son point de vue parce qu’il aura fait ressortir certaines choses. Celles qui l’intéressent.

Où est son point de vue ? Où se trouve le regard de l’artiste ?

Pour moi, il se situe dans le commun des mortels. C’est juste une question de choix de vie. Chacun voit les choses de manière très particulière mais certaines personnes ne ressentent pas le besoin de l’exprimer. Du moins pas de cette façon-là.
Pour les non-initiés, les œuvres d’art contemporaines apparaissent souvent comme très hermétiques. Qu’en pensez-vous ?
On me demande parfois ce que je fais dans la vie. Quand je réponds que je suis artiste, on me dit alors : « ah moi, l’art contemporain ! »
Je suis à chaque fois complètement désabusée par cette réaction.
Quoi ? Je ne vis pas à l’époque de la Renaissance, évidemment, je suis une artiste contemporaine ! Donc je fais de l’art actuel, là, maintenant, c’est obligé! Et l’art contemporain, cela veut dire tellement de choses, c’est agaçant de s’arrêter à ce terme. La plupart des gens se mettent d’eux-mêmes en position d’infériorité par rapport à l’art contemporain. Mais ce n’est pas seulement leur faute.
Un malentendu s’est créé autour de l’art contemporain: si l’on ne comprend pas, on pense qu'on est bête. Alors effectivement si quelques pièces nécessitent vraiment une connaissance de tout un contexte ou un certain bagage en histoire de l’art, d’autres sont complètement obscures et d’autres ne sont pas valables.  Il me semble important d'être décomplexé vis-à-vis de l'art contemporain et de retrouver une certaine spontanéité dans son approche à l'art en général. On peut ne pas aimer quelque chose et surtout, il ne faut pas essayer de correspondre à une attente qui n'existe pas.

Autoportrait de l'artiste en Batman, 2012.


Que pensez-vous de la dématérialisation associée à l’importance du discours en art contemporain ? Une réminiscence de l’éternel débat entre esprit et matière ?

Effectivement, la dématérialisation engendre beaucoup de mots. Par exemple, il est souvent plus simple de « raconter » une œuvre d’art conceptuel que de subir sa documentation.
Pour ma part, la forme reste très importante. J’essaie toujours d’être très juste et pour moi cela passe par l’image. Je n’y arrive pas par les mots seulement. Peut-être parce que je n’ai pas envie d’être trop obscure. Même si je ne réfléchis pas forcément à ma cible quand je fais quelque chose, je considère que des gens vont regarder et je ne veux pas créer pour moi seule.
Ceci dit en tant que spectatrice, j’aime des choses très différentes. 

Votre travail est traversé par l’idée de légitimité en art. Question que vous abordez le plus souvent sur le ton de l’autodérision ou de la parodie. Serait-ce votre espace de prédilection ? Le rire serait-il un remède à l’absurde, au doute ?

Je ne sais pas si c’est toujours conscient. Disons que ce n’est pas forcément ce que je vais mettre en avant. Je pense que de manière générale je prends les choses avec humour. Depuis toujours.
Le rire est une posture dans la vie, c’est un état d’esprit. Je ne pense que ce soit très constructif d’être agressif, je ne suis pas tellement révolutionnaire, je n’ai pas envie d’en vouloir à tout le monde. Personne n’y est pour rien. Je décide de moi-même. Je rencontre des embûches. Tant mieux ! C’est pour mieux  les surmonter.

Je suis une jeune artiste, au tout début de ma « carrière ». Je ne vais pas commencer à imaginer avoir un pouvoir. C’est pour cela que j’évite d’affirmer trop les choses. Je veux bien poser des réflexions, dire, montrer ce qui prête à sourire. Après, je n’ai aucune sorte d’autorité sur personne. Et si j’affirme avoir de l’autorité c’est encore plus drôle parce que c'est ridicule! 
Pourquoi je suis artiste ? Parce que je l’ai choisi, parce que c’est ce que j’ai envie de faire. Il n’y a aucune raison mystique. Je n’y ai pas plus droit que quelqu’un d’autre.
Je préfère le prendre en riant parce qu’autrement c’est assez désespérant…
Lorsqu’on évolue dans le petit milieu de l’art, on finit par trouver normal de connaître tel ou tel tableau, tel ou tel artiste, d’avoir des références communes. Même si je n’ai pas l’impression de connaître grand chose en Histoire de l’Art, je suis tout de même une « spécialiste » . Et quand on est spécialiste et qu'on parle de choses qui constituent notre base de réflexion, on finit par oublier que beaucoup gens ne les connaissent pas…

Un exemple. Lorsque je suis partie en Écosse, mon colocataire était pakistanais. Il ne connaissait pas Picasso. Or pour moi, Picasso c’était comme le nom générique que l’on donne à « artiste ». Il y a même une voiture qui s’appelle Picasso. En fait c’est un point de vue très européano-centré.
Je n’y avais pas pensé. Cela me paraissait normal que Picasso soit la base.
Cela remet tout en question. Dès que l’on est sûr de savoir quelque chose, on peut être aussi sûr que la semaine qui suit, cette même certitude va se retrouver démontée.
J'aime beaucoup d'artistes qui sont très drôles. 
On peut même les rajouter dans ma famille : Claude Closky, John Baldessari, Éric Duyckaerts, Wim Delvoye… De la même façon que je disais ne pas vouloir être hermétique, je pense que le rire est un bon moyen d’ouvrir l’art à un grand nombre. 



Quelle place accordez-vous aux références et citations (d’autres œuvres) dans vos œuvres ? Est-il possible de créer ex-nihilo ?

Je vais puiser mon inspiration aussi bien dans des œuvres d’art que d'après un slogan sur un tee-shirt ou une émission de TV. Je peux aussi réagir à des codes. Citer telle chose, dans tel contexte, de telle façon, va signifier quelque chose de très particulier.
La citation est une matière comme une autre.
J’ai réalisé Yo MoMA en utilisant des blagues très pointues sur l’histoire de l’art. Forcément, la hiérarchisation entre « haute culture » et « basse culture » telle qu’elle s’opère habituellement y transparaît. Mine de rien, l’une est plus élevée que l’autre. On nous le présente  de cette façon-là et ayant grandi dans cet esprit là, je vais les appeler de cette façon-là et cela dénote bien la façon dont je les considère. Mais l’une comme l’autre sont une source d’inspiration, à égalité.
J’ai hésité pendant un an avant de faire cette vidéo. Je pensais qu’elle ne ferait rire que moi. Que c’était complètement obscur, absurde. Mais comme je n’arrêtais pas d’y penser , j’ai fini par me lancer. Le retombées ont largement dépassé ce que je pensais.
D’autant que cette vidéo tout en étant obscure selon vous s’adresse finalement au plus grand nombre et invite mine de rien à être curieux.
J’ai incité des profs d’art plastiques à inviter leurs élèves à vérifier les références. La vidéo comporte effectivement une portée pédagogique intéressante. Mais ce n’était pas du tout mon intention de départ.
Il s'agit plutôt d'un petit pied-de-nez gentil au monde de l'art contemporain. Comme ces personnes qui placent à la suite dans une même phrase dix noms d’artistes que personne ne connaît.
A quoi ça sert de se vanter de connaître tant de choses si personne ne peut les partager ?
Cela ne sert à rien.
C’est un peu une critique de la culture, dans le sens où c’est un privilège mais finalement à la portée de tous. S’en vanter c’est un peu particulier. N’importe qui peut devenir spécialiste s’il en a envie. Je ne suis pas sûre qu’il faille se vanter de savoir plus de choses que quelqu’un d’autre. Laissez-lui un peu de temps et il rattrapera son retard.
Je ne pense pas que le savoir procure une supériorité absolue.
La connaissance pour la connaissance, c’est de la vanité pure.
Et cela créé des clivages qui ne sont pas du tout constructifs.

Au travers des artistes, considérez-vous que notre société s’est forgée de nouveaux dieux ? 

Non. Le nouveau dieu, c’est Apple. N’importe quelle classe, n’importe qui, même sans argent, veut absolument avoir un I-phone ou un I-je sais quoi.
Je trouve fou qu’un phénomène dont on a pas du tout besoin parvienne à rassembler autant de gens…
Les artistes ne sont pas des dieux. À notre niveau, nous aurons l’impression que Jeff Koons est une star incroyable mais allez n’importe où, peu de gens le connaissent finalement. L’influence des artistes reste vraiment très relative…
Le statut de l’artiste contemporain est très désacralisé chez moi. Être artiste, c’est un métier. Ce qui ne veut pas dire que je n’admire pas pour moi-même énormément certains artistes.

Pour l’exposition le Divin (é)Moi vous poursuivez une réflexion sur la Vanité, déjà amorcée sous diverses formes dans des œuvres telles que « Life is short, play rugby ». Cette fois, vous vous (re)tournez vers le dessin ? Le thème a-t-il conditionné ce choix ?

Le divin se rapproche pour moi de la vanité : l’éternité, le rapport au temps, à la relativité ou les questions existentielles. C’est pour cette raison que le thème m’a intéressée, qu’il m’a paru adapté à mes recherches.
Je pense que ce thème m’a donné le prétexte que j’attendais pour reprendre le dessin.
Je n’ai jamais exposé autant de dessins .Je ressens toujours un peu d’appréhension à les montrer. J'ai déjà exposé les « dessins extraordinaires », mais ils sont très différents. Ils ne parlent pas tellement du dessin. Pour cette exposition, je ne vais pas pouvoir me cacher derrière la linguistique. Je suis mise à nue en quelque sorte…

Serait-ce une mise en danger volontaire ? Une façon d’éprouver jusqu’au bout la vanité sur vous même ?

Le principe de l’autoportrait ne me dérange pas. Je me considère un sujet comme un autre et c’est à la limite plus simple car je n’ai aucun problème avec mon modèle. Les déformations peuvent mettre plus ou moins en valeur les gens. Si je me déforme moi-même, ça ne me dérange pas, je n'ai de compte à rendre à personne.

Certaines de vos œuvres portent en elles une charge « féministe ». Vous considérez-vous comme une artiste engagée ?

Je n’ai pas de problème avec le fait d’être une femme. Mais quand j’étais plus jeune,  je ne comprenais pas du tout la lutte des féministes. Pour moi l’égalité des sexes allait de soi. Leur combat ne me parlait pas du tout et je n'adhérais pas du tout à l'extrémisme ou la violence de certaines d'entre elles.
En vieillissant je comprends mieux ce à quoi elles ont contribué. De grandes différences existent effectivement. Même si une femme peut faire beaucoup de choses, surtout en comparaison avec d’autres pays, des différences et d’énormes a priori culturels subsistent entre hommes et femmes. Sur ce qu’on devrait faire ou ne pas faire, sur ce qui est étonnant de faire pour une femme et étonnant de faire pour un homme.
J’ai tardivement pris conscience de cette différence parce que plus jeune je ne ressentais pas de pression.
Une partie de mon travail repose sur la déconstruction des a priori et des hiérarchisations.
Lorsque je me représente en Hercule, Batman ou Picasso, on pourrait l’interpréter comme une revendication féministe. Mais il s’agit plutôt d’un constat : dans la culture populaire, tous nos héros, tous nos modèles sont masculins.
Je suis comme n’importe qui voudrait être un héros et j’ai donc envie d’être comme Picasso, comme Hercule ou comme Batman...
A moins de vouloir être une guerrière intrépide avec la coupe au bol, je ne vois pas très bien quel autre modèle féminin je pourrais trouver ? À moins de tomber dans des clichés de féminité exacerbée. Ce qui ne me convient pas.
Si je m’en tiens à la culture populaire, ceux que l’on nous présente comme modèles sont très viriles, très puissants et sauvent tout le monde. 



Auriez-vous pu dessiner « Hommage à Hockney » si vous avez été un homme ?

Pour une femme, se mettre nue devant deux hommes, on a vu ce que cela a donné pour Manet. C’est dangereux.
Mais là je cherchais surtout à montrer la fragilité qu’il y a à se retrouver toute nue devant des gens si établis.

Vos œuvres conversent librement, au sein de cette exposition, avec celles de Mazlo. Quels liens pouvez-vous établir entre votre pratique artistique et celle de la joaillerie telle qu’il la conçoit ? Au-delà de la thématique, sur quel plan vos approches respectives se rejoignent-elles ?

Les références à l’histoire de l’art même si ce ne sont pas les mêmes — sont des points de rencontre entre les bijoux de M. Mazlo et mes dessins.
L'amour du détail nous est probablement commun. Je pense que nous partageons également un certain intérêt pour les mythes, la narration et la reconstitution sous forme imagée de moments clefs de l'humanité.


Certains artistes contemporains peuvent manifester une certaine réticence à l'idée d'exposer avec des artistes évoluant dans un monde à mi-chemin entre arts dits appliqués et arts majeurs. Quelle est votre position sur ce sujet?

Je viens de la gravure, un art appliqué, un artisanat, donc je n’ai pas ce genre d’a priori. Quand on pratique la gravure, on apprend l’humilité en tant qu’artiste. Si on réalise des œuvres grandioses, il faudra quand même se tremper les manches, se salir les mains pour tirer ses estampes.
Je ne fais pas cette hiérarchisation entre art inférieur et art supérieur.
En voyant les bijoux de Mazlo, je ne pense pas aux arts appliqués. Pour moi, une œuvre d’art se différencie d’un objet artisanal par l’intention qu’on y met.
Chez Mazlo, le mysticisme et les références à l’histoire de l’art font du bijou une œuvre d’art même si le savoir-faire qu’il y met va le rapprocher de l’artisanat. Mais ici, l’artisanat est mis au service de l’art. Donc je ne pense pas que le clivage soit si grand.
Les objets d’artisanat pur correspondent à certains savoir-faire. L’artisan veut réaliser un objet bien fait selon certains savoir-faire. Il ne souhaite pas y mettre autre chose. Chez M. Mazlo, c'est très différent.
Pourquoi est-on artiste ? Parce qu’on le décide d’être artiste, parce qu’on veut quelque chose de plus que quelqu’un qui va peindre pour son plaisir le dimanche. C’est là qu’est la différence: dans l’intention.