mardi 4 juin 2013

ARKETIP NUMÉRO 3 - JUIN 2013 : Entretien avec Bérengère Hénin

2. Entretien avec Bérengère Hénin

propos recueillis par Céline Robin


Pourquoi avoir choisi la gravure pour débuter votre formation artistique ?

Lorsque j’ai décidé de commencer mes études artistiques, je me suis inscrite à l’école Estienne pour devenir illustratrice jeunesse. À la sortie du bac, on y proposait une mise à niveau « Métiers d’art ». Pendant une année, il était possible d’essayer toutes les formations proposées par l’école, à savoir : reliure/ dorure, typographisme, illustration et gravure.
Au sortir de ces quatre initiations, j’ai préféré la gravure qui me permettait d’explorer plusieurs façons de dessiner.
De plus, l’acide, le cuivre, tout cela est assez magique, fascinant même. C’était un monde que je ne connaissais pas du tout. C’est un peu comme la cuisine : il faut d’abord dégraisser sa plaque pour pouvoir y mettre du vernis. Pour que l’acide morde mieux, on peut cracher sur sa plaque. Ce sont des petits gestes comme ceux-là qui font que vous entrez dans un autre monde. 

Le processus de la gravure n’est-il pas beaucoup plus long et fastidieux que le dessin, qui semble autoriser plus de spontanéité ?

En gravure, comme en dessin en général, il y a différentes temporalités. On peut graver directement avec un burin ou une pointe sèche, pour un résultat immédiat. Au contraire, certaines eaux-fortes vont nécessiter plusieurs heures de bain dans l’acide, plusieurs passages. Il est possible d’y associer d’autres techniques, ajouter de la couleur par exemple, et à chaque fois ce sont des « couches » supplémentaires. C’est un peu la même chose pour le dessin: on peut choisir de procéder très rapidement ou au contraire revenir sans cesse sur un même dessin.
Dans la gravure, l’aspect technique est évidemment très présent mais c’est justement ce que je trouvais fascinant. Ce processus dans lequel on se voit intervenir.
Dans le faire, il y a déjà de la contemplation. Mais c’est aussi pour cette raison que j’ai cessé de dessiner. Au bout d'un moment, le plaisir de la contemplation ne m’a pas semblé suffisant. 

Autoportrait de l’artiste en robe de chambre, 2012.


Ce n’était pas satisfaisant ?

C’était très satisfaisant au contraire, presque jubilatoire, mais le résultat n’était pas suffisant.
C’est ensuite, lorsque j’ai étudié aux beaux-arts, que j’ai eu le sentiment que cela ne suffisait pas. J’ai d’ailleurs toujours ce sentiment en voyant d’autres dessins, que ce soit mes dessins ou des dessins en général. Il ne suffit pas de bien dessiner pour que le résultat soit réussi. Ce qui est normal. On voit tellement de peintures qui tout en étant très bien exécutées sont de véritables croûtes…
La contemplation était donc bien là mais il manquait quelque chose.
Probablement de la maturation. Du travail. Je n’avais pas encore trouvé mes pistes de réflexion. Aujourd’hui, je n’ai pas encore le sentiment d’avoir tout à fait réussi mais le fait de m’être remise à dessiner, d’y repenser, cela m’a amenée à me poser de nouvelles questions et je pense que si je continue à travailler dans ce sens-là, cela pourra être plus abouti. L’exposition présente un ensemble, une recherche. Ce travail répond à une thématique. Il y a là quelque chose. Mais certains des dessins manquent encore selon moi de quelque chose …
Dans ma pratique du dessin, je voudrais maintenant axer ma recherche sur le contexte.
À une certaine époque, j’ai beaucoup dessiné, surtout en croquis. Je pratiquais le dessin de manière boulimique. Pour apprendre d’abord. Je remplissais un carnet de croquis par mois. Je dessinais dans le train, dans le métro, partout. Certains croquis sont forcément réussis mais cela reste des croquis. Il leur manque quelque chose même si il y a là déjà une façon de regarder. Cela veut quand même dire quelque chose. On voit qu’il y a une intention.

Vous voulez dire que ce qui distingue le croquis d’une œuvre « qui a quelque chose à raconter », c’est un manque de profondeur ? Vous n’y trouvez pas les différents niveaux de lecture que vous souhaiteriez y trouver ?

Oui, un manque de profondeur. Mais je ne sais pas trop si on doit le formuler de cette façon… Lorsque des dessins d’autres artistes me plaisent, ce ne sont pas forcément toujours des choses très compliquées. 
Disons que j’ai parfois l’impression d’être dans un compte-rendu. Ça n’est pas complètement objectif non plus: je mets en valeur ce qui m’intéresse. Les proportions ne sont pas toujours justes, mais le dessin me paraîtra juste, réussi, quand bien même la figure représentée est complètement déformée par exemple. Parce ce qui m’intéresse à ce moment-là c’est une attitude et qu’elle ressort mieux avec des jambes trop courtes. Bien mieux que si le dessin avait été très bien proportionné. 

Je cherche une sorte de justesse, de vérité, d’honnêteté, qui me pousse également à ne pas reprendre mon dessin pour le gommer par exemple. Je recherche vraiment l’instant. Jusqu’à présent, je n’ai jamais vraiment mis en scène mes dessins. Or je pense que construire l’image, la composer, davantage, tout cela pourrait apporter quelque chose.

Je viens de voir à Bruxelles une exposition du peintre allemand Neo Rauch.
Il peint des compositions complètement délirantes en jouant sur des perspectives faussées, avec des échelles différentes. Cela donne des choses surréalistes. Mais ce n’est pas non plus une esthétique surréaliste telle que l’on peut la connaître. Ce n’est pas choquant mais il se passe quelque chose. Son travail est très personnel sans qu’il se répète. C’est pour ne pas me répéter que moi-même j’alterne les mediums. Je crois que je ne veux surtout pas m’enfermer dans une facilité. Une recette.

À un moment, on m’a reproché d’avoir des facilités et c’est ce qui m’a amenée à arrêter le dessin. Je fuis le systématisme et la répétition.
Sans partir nécessairement dans le surréalisme, j’aimerais travailler et choisir le contexte pour qu’il ajoute du sens. J’ai en tête certains dessins de Hockney, avec des éléments de mise en scène presque insignifiants : une figure assise près d’un pot de fleurs ou deux personnes assises, séparées par un meuble. Ce n’est pas grand chose mais si ces éléments ne se trouvaient pas là, l’image ne fonctionnerait pas de la même façon: ces éléments rappellent à notre imaginaire toutes ces images de photos de famille un peu anciennes. C'est ce qui constitue un contexte que chacun peut construire en son for intérieur.


Autoportrait aux plantes, 2012.


Si vous deviez vous choisir une famille artistique, quelle serait-elle ?

C’est une question très difficile. Je n’ai pas l’impression d’avoir d’énormes connaissances en histoire de l’art donc ça m’ennuie toujours. Je vais certainement oublier des artistes pourtant très proches.

Dans le domaine du dessin, parmi les personnes qui m’ont le plus impressionnée je citerais forcément Picasso, Hockney, Georges Grosz, Hergé, Sempé.

Plus récemment  Glen Baxter. Pas nécessairement pour le dessin à proprement parler mais plutôt pour la légende : une légende peut constituer un contexte à elle-seule. Si je considère que certains de mes dessins ne sont pas complètement aboutis je ne pense pas qu’en dessinant un paysage, ils le deviendront. Parfois le titre peut suffire. C’est ce sur quoi je réfléchis en ce moment et que j’aimerais développer.

Je devrais mentionner également Van Eyck et tous les Flamands.
Beaucoup d’ objets d’art anciens m’impressionnent. Les miniatures pour l’amour du détail. 

D'après la Duchesse d'Albe, 2012.


Cet attachement au détail et à tout ce qui fait que les choses deviennent spéciales ne sont-ils pas représentatifs de votre façon d’aborder l’existence ?  

Effectivement, je m’attache aux détails. C’est important.
Je n’ai pas d’ambition plus grande que celle-là, qui consiste à rendre les choses spéciales en faisant de l’art.
Je ne pense pas que l’on puisse changer le monde avec l’art.
On peut juste apporter, préciser quelque chose.
D’autres personnes voient certainement le monde comme je le vois mais ce qui nous différencie c’est que j’ai envie de le dire. Je suis un peu comme un chercheur, qui de temps expose ses recherches en disant : « Voilà où j’en suis ».
En tant que chercheur cela vous intéresse-t-il de montrer votre recherche ? La réaction est-elle importante ? J’imagine que l’on ne créé pas que pour soi?
La réaction va avec la monstration sinon cela ne sert à rien de montrer quoi que ce soit.
Dans certaines de mes œuvres je joue avec cette réaction. Elle fait presque partie de l’œuvre. Les spectateurs se retrouvent pris à partie. Dans les « Dessins extraordinaires », je leur fais écouter des audio guides. On s’adresse à eux à la deuxième personne avec autorité: « vous voyez ça, vous ressentez ça ».
Dans ce cadre j’essaie de muséifier, de contextualiser l’œuvre. Une réaction, quelle qu’elle soit, prouve qu’il se passe quelque chose.

Vous avez étudié la linguistique et l’on sent dans vos œuvres l’importance des mots, la relativité des discours (notamment sur l’art). En quoi le langage est-il pour vous une source d’inspiration ?

L’art et la linguistique sont tous deux matière à créer quelque chose.
Il est vrai que je suis fascinée par le fait que des gens cohabitent et communiquent malgré des langages et des codes très différents. L'histoire de la Tour de Babel me fascine et on peut retrouver cet intérêt dans ma pratique artistique.
Il suffit de présenter son travail dans une exposition pour constater la relativité du discours et de son interprétation. Montrez une pièce à dix personnes, vous obtiendrez 10 interprétations différentes.
J’ai toujours adoré étudier les langues. En partie pour l’état de concentration dans lequel cela nous plonge.
Quand on commence à réussir à parler, c’est excitant. C’est un peu comme lorsque l’on commence à réussir à dessiner. On construit une phrase comme on construit un dessin. On peut faire ce genre de parallèle. Et il y a quelque chose d’excitant à réussir quelque chose à partir de rien ou de simples codes. 


Portrait de l’artiste en pull, 2012.

On sent dans toutes votre démarche l’importance de la structure et un certain attrait pour la difficulté, pour le travail. 

Mais tout demande du travail. Apprendre à marcher est difficile. On l’a oublié, tout simplement. Apprendre à dessiner ou à parler une langue, cela m’amuse énormément. L'excitation prend le pas sur le labeur.
Dessiner a quelque chose d’un plaisir coupable parce que je n’en ai pas encore fait quelque chose. Il y a trop de plaisir pour pas assez de résultat. Ou plutôt de sens. Du résultat j’en ai plein ma cave. J’ai énormément noirci de carnets de croquis. J’ai été très productive et même plus au moment où je me posais moins de questions.   
Mais la productivité n’est pas une fin en soi. Il faut de la substance.
Après, je n’oppose pas dessin et concept. Dessiner reste très conceptuel: tracer, transformer quelque chose que l’on voit en des lignes sur du papier c’est extrêmement conceptuel.
Dans des entretiens, David Hockney théorise sur ce problème.
Il explique que le dessin est une réinterprétation de la réalité. En cela, la photo n’a rien de juste. Elle ne rend pas compte selon lui de la réalité d’un paysage ou d’une figure par exemple. Une photographie n’a rien à voir avec ce que l’on perçoit. Elle fige quelque chose qui ne l’est pas et donne l'impression que l'on peut englober d'un seul regard tout un horizon alors qu'il faut en vérité bouger ses yeux, refaire la mise au point, se réadapter aux différences de lumières et de profondeurs. Évidemment, tout cela se fait inconsciemment.
Je me rappelle d’un tableau de Bonnard figurant une table couverte d’une nappe à carreaux. La partie la plus proche de nous est un peu floue. Ce qui est plus juste, plus vrai, parce que le peintre a dû se concentrer sur un point et essayer de reproduire les bords qui s’évasent et que l’on voit donc moins bien.
La réalité est parfois moins vraie que notre perception, d’une certaine façon. 



L’intention oriente-t-elle le choix d’un médium ou d’un autre ?

Oui bien sûr.
J’ai dit tout à l’heure que je voulais éviter la facilité mais ce n’est pas toujours positif. Car je ne serai jamais experte en quelque chose…
Je ne peux pas me considérer comme sculpteur car je ne sais pas vraiment sculpter.
Si je fais de la photo, cela ne fait pas de moi un photographe. Je fais de la vidéo mais je ne me considère pas vidéaste.
Le dessin est peut-être la seule chose que je puisse revendiquer comme savoir-faire. Je l’ai  pratiqué suffisamment longtemps pour pouvoir dire que ça fonctionne techniquement.
Pensez-vous que le manque de technicité retire de sa légitimité au propos ?
Non dans la mesure où le savoir-faire n’est pas ce que je cherche à mettre en avant. Y compris dans mes dessins d’ailleurs. Je recherche un certain relâchement. On pourrait le percevoir comme de la maladresse mais selon moi il apporte du sens. 

Je n’essaie pas de mettre le savoir-faire en avant parce qu’il arrive aussi qu’on se complaise dans une espèce d’excellence. On exécute très bien certaines choses et on passe ensuite son temps à les décliner. C’est ennuyeux. Pas stimulant. Puisqu’on sait le faire, à quoi bon le refaire ? On l’a fait une fois, on le montre, on a apporté quelque chose. Mais après ? 

Ceci dit, je m’applique à faire les choses. J’accepte mes maladresses en général mais je pourrais travailler plus pour exceller dans certaines pratiques. Je ne le fais pas. Est-ce de la paresse ? Je ne crois pas mais peut-être n’est-ce qu’un prétexte de dire que je ne veux pas tomber dans la facilité…

Jusqu’à présent je ne m’étais jamais donné d’axe de travail. Je fais des choses. Certaines fonctionnent, d’autres non. Mais elles me conduisent à en tenter d’autres. Je vis, j’entends des gens parler dans la rue, je vois des films, des expos. Cela m’influence et me donne envie de réagir parfois. Selon l’idée que j’aurai, je vais essayer de trouver le moyen le plus précis avec le moins de moyens possibles pour traduire exactement mon ressenti. Je vais essayer de trouver le moyen le plus juste de dire ce que je voudrais dire.
Et cela passe par certaines techniques qui changent au gré de ces idées. 

Toise, 2012.

Vous ne vous laissez pas freiner par le fait que vous ne  soyez pas forcément spécialiste de telle ou telle technique. Vous l’affrontez finalement ? Est-ce que ce n’est pas dans ce face-à-face que se joue en partie la force de l’objet ?

Oui, mais je ne sais pas si cela se ressent. Dans ma démarche, cela m’est très utile, c’est certain. Dès que je vais à la rencontre d’une nouvelle technique, je me retrouve confrontée à de nouveaux problèmes, souvent très nombreux d’ailleurs. Cela m’amène à revoir mon projet en cours d’élaboration car les choses ne se passent pas forcément comme je le voudrais. Mais cela m’amène parfois aussi à des formes auxquelles je n’aurais pas pensé autrement. Par exemple, lorsque j’ai réalisé ma Vanité aux ballons de rugby, « Life is short, Play Rugby », j’imaginais au départ un crâne couvert d’une fine peau de ballon de rugby. Un objet hyperréalisme, magnifique. Je me suis d’abord rendue compte qu’acheter un crâne était beaucoup trop cher, même en résine. J’ai donc essayé de modeler des crânes en argile de manière réaliste. Et ce n’est qu’après avoir vu s’effondrer des moitiés de crânes trois fois, complètement désespérée, que je me suis finalement décidée à travailler directement dans des ballons.
Cela ne pouvait pas être mieux. Un crâne complètement brinquebalant à moitié effondré. Ridicule. Je me suis rapprochée de l’esprit des danses macabres alors que je n’ai pas voulu faire cela à la base. Je me suis adaptée. Et cela convient très bien.
L’idée de base n’aurait pas véhiculé autant de fragilité.
Lorsque j’ai pensé à Yo MoMA, il était hors de question de faire autre chose qu’une vidéo puisqu’il s’agissait de singer une émission de TV. Parfois le médium s’impose.
Tout à l’heure, vous avez dit « Je vis, j’entends des gens qui parlent dans la rue, je vois des films, des expos. Cela m’influence et me donne envie de réagir parfois. »

Réagir à ce qui se passe autour de lui, est-ce selon vous le rôle de l’artiste ?

Je pense, oui. Une action artistique consiste à produire un décalage. En déplaçant un objet dans un autre contexte par exemple ou dans un autre médium…
Pour moi, il s’agit surtout de dé-contextualiser quelque chose.
Dans le simple fait de nommer une chose, vous lui donnez un nouveau contexte d’énonciation. Dessiner une chose revient à la nommer. Vous lui donnez un nouveau contexte, vous l’encadrez. Si ensuite, vous souhaitez en faire encore autre chose, vous ajoutez à chaque fois une couche de sens supplémentaire.
Un artiste, c’est quelqu’un qui sort quelque chose de son contexte pour lui proposer un nouveau contexte. C’est ce qui va faire qu’on va le regarder différemment. Souvent cela va être biaisé par son point de vue parce qu’il aura fait ressortir certaines choses. Celles qui l’intéressent.

Où est son point de vue ? Où se trouve le regard de l’artiste ?

Pour moi, il se situe dans le commun des mortels. C’est juste une question de choix de vie. Chacun voit les choses de manière très particulière mais certaines personnes ne ressentent pas le besoin de l’exprimer. Du moins pas de cette façon-là.
Pour les non-initiés, les œuvres d’art contemporaines apparaissent souvent comme très hermétiques. Qu’en pensez-vous ?
On me demande parfois ce que je fais dans la vie. Quand je réponds que je suis artiste, on me dit alors : « ah moi, l’art contemporain ! »
Je suis à chaque fois complètement désabusée par cette réaction.
Quoi ? Je ne vis pas à l’époque de la Renaissance, évidemment, je suis une artiste contemporaine ! Donc je fais de l’art actuel, là, maintenant, c’est obligé! Et l’art contemporain, cela veut dire tellement de choses, c’est agaçant de s’arrêter à ce terme. La plupart des gens se mettent d’eux-mêmes en position d’infériorité par rapport à l’art contemporain. Mais ce n’est pas seulement leur faute.
Un malentendu s’est créé autour de l’art contemporain: si l’on ne comprend pas, on pense qu'on est bête. Alors effectivement si quelques pièces nécessitent vraiment une connaissance de tout un contexte ou un certain bagage en histoire de l’art, d’autres sont complètement obscures et d’autres ne sont pas valables.  Il me semble important d'être décomplexé vis-à-vis de l'art contemporain et de retrouver une certaine spontanéité dans son approche à l'art en général. On peut ne pas aimer quelque chose et surtout, il ne faut pas essayer de correspondre à une attente qui n'existe pas.

Autoportrait de l'artiste en Batman, 2012.


Que pensez-vous de la dématérialisation associée à l’importance du discours en art contemporain ? Une réminiscence de l’éternel débat entre esprit et matière ?

Effectivement, la dématérialisation engendre beaucoup de mots. Par exemple, il est souvent plus simple de « raconter » une œuvre d’art conceptuel que de subir sa documentation.
Pour ma part, la forme reste très importante. J’essaie toujours d’être très juste et pour moi cela passe par l’image. Je n’y arrive pas par les mots seulement. Peut-être parce que je n’ai pas envie d’être trop obscure. Même si je ne réfléchis pas forcément à ma cible quand je fais quelque chose, je considère que des gens vont regarder et je ne veux pas créer pour moi seule.
Ceci dit en tant que spectatrice, j’aime des choses très différentes. 

Votre travail est traversé par l’idée de légitimité en art. Question que vous abordez le plus souvent sur le ton de l’autodérision ou de la parodie. Serait-ce votre espace de prédilection ? Le rire serait-il un remède à l’absurde, au doute ?

Je ne sais pas si c’est toujours conscient. Disons que ce n’est pas forcément ce que je vais mettre en avant. Je pense que de manière générale je prends les choses avec humour. Depuis toujours.
Le rire est une posture dans la vie, c’est un état d’esprit. Je ne pense que ce soit très constructif d’être agressif, je ne suis pas tellement révolutionnaire, je n’ai pas envie d’en vouloir à tout le monde. Personne n’y est pour rien. Je décide de moi-même. Je rencontre des embûches. Tant mieux ! C’est pour mieux  les surmonter.

Je suis une jeune artiste, au tout début de ma « carrière ». Je ne vais pas commencer à imaginer avoir un pouvoir. C’est pour cela que j’évite d’affirmer trop les choses. Je veux bien poser des réflexions, dire, montrer ce qui prête à sourire. Après, je n’ai aucune sorte d’autorité sur personne. Et si j’affirme avoir de l’autorité c’est encore plus drôle parce que c'est ridicule! 
Pourquoi je suis artiste ? Parce que je l’ai choisi, parce que c’est ce que j’ai envie de faire. Il n’y a aucune raison mystique. Je n’y ai pas plus droit que quelqu’un d’autre.
Je préfère le prendre en riant parce qu’autrement c’est assez désespérant…
Lorsqu’on évolue dans le petit milieu de l’art, on finit par trouver normal de connaître tel ou tel tableau, tel ou tel artiste, d’avoir des références communes. Même si je n’ai pas l’impression de connaître grand chose en Histoire de l’Art, je suis tout de même une « spécialiste » . Et quand on est spécialiste et qu'on parle de choses qui constituent notre base de réflexion, on finit par oublier que beaucoup gens ne les connaissent pas…

Un exemple. Lorsque je suis partie en Écosse, mon colocataire était pakistanais. Il ne connaissait pas Picasso. Or pour moi, Picasso c’était comme le nom générique que l’on donne à « artiste ». Il y a même une voiture qui s’appelle Picasso. En fait c’est un point de vue très européano-centré.
Je n’y avais pas pensé. Cela me paraissait normal que Picasso soit la base.
Cela remet tout en question. Dès que l’on est sûr de savoir quelque chose, on peut être aussi sûr que la semaine qui suit, cette même certitude va se retrouver démontée.
J'aime beaucoup d'artistes qui sont très drôles. 
On peut même les rajouter dans ma famille : Claude Closky, John Baldessari, Éric Duyckaerts, Wim Delvoye… De la même façon que je disais ne pas vouloir être hermétique, je pense que le rire est un bon moyen d’ouvrir l’art à un grand nombre. 



Quelle place accordez-vous aux références et citations (d’autres œuvres) dans vos œuvres ? Est-il possible de créer ex-nihilo ?

Je vais puiser mon inspiration aussi bien dans des œuvres d’art que d'après un slogan sur un tee-shirt ou une émission de TV. Je peux aussi réagir à des codes. Citer telle chose, dans tel contexte, de telle façon, va signifier quelque chose de très particulier.
La citation est une matière comme une autre.
J’ai réalisé Yo MoMA en utilisant des blagues très pointues sur l’histoire de l’art. Forcément, la hiérarchisation entre « haute culture » et « basse culture » telle qu’elle s’opère habituellement y transparaît. Mine de rien, l’une est plus élevée que l’autre. On nous le présente  de cette façon-là et ayant grandi dans cet esprit là, je vais les appeler de cette façon-là et cela dénote bien la façon dont je les considère. Mais l’une comme l’autre sont une source d’inspiration, à égalité.
J’ai hésité pendant un an avant de faire cette vidéo. Je pensais qu’elle ne ferait rire que moi. Que c’était complètement obscur, absurde. Mais comme je n’arrêtais pas d’y penser , j’ai fini par me lancer. Le retombées ont largement dépassé ce que je pensais.
D’autant que cette vidéo tout en étant obscure selon vous s’adresse finalement au plus grand nombre et invite mine de rien à être curieux.
J’ai incité des profs d’art plastiques à inviter leurs élèves à vérifier les références. La vidéo comporte effectivement une portée pédagogique intéressante. Mais ce n’était pas du tout mon intention de départ.
Il s'agit plutôt d'un petit pied-de-nez gentil au monde de l'art contemporain. Comme ces personnes qui placent à la suite dans une même phrase dix noms d’artistes que personne ne connaît.
A quoi ça sert de se vanter de connaître tant de choses si personne ne peut les partager ?
Cela ne sert à rien.
C’est un peu une critique de la culture, dans le sens où c’est un privilège mais finalement à la portée de tous. S’en vanter c’est un peu particulier. N’importe qui peut devenir spécialiste s’il en a envie. Je ne suis pas sûre qu’il faille se vanter de savoir plus de choses que quelqu’un d’autre. Laissez-lui un peu de temps et il rattrapera son retard.
Je ne pense pas que le savoir procure une supériorité absolue.
La connaissance pour la connaissance, c’est de la vanité pure.
Et cela créé des clivages qui ne sont pas du tout constructifs.

Au travers des artistes, considérez-vous que notre société s’est forgée de nouveaux dieux ? 

Non. Le nouveau dieu, c’est Apple. N’importe quelle classe, n’importe qui, même sans argent, veut absolument avoir un I-phone ou un I-je sais quoi.
Je trouve fou qu’un phénomène dont on a pas du tout besoin parvienne à rassembler autant de gens…
Les artistes ne sont pas des dieux. À notre niveau, nous aurons l’impression que Jeff Koons est une star incroyable mais allez n’importe où, peu de gens le connaissent finalement. L’influence des artistes reste vraiment très relative…
Le statut de l’artiste contemporain est très désacralisé chez moi. Être artiste, c’est un métier. Ce qui ne veut pas dire que je n’admire pas pour moi-même énormément certains artistes.

Pour l’exposition le Divin (é)Moi vous poursuivez une réflexion sur la Vanité, déjà amorcée sous diverses formes dans des œuvres telles que « Life is short, play rugby ». Cette fois, vous vous (re)tournez vers le dessin ? Le thème a-t-il conditionné ce choix ?

Le divin se rapproche pour moi de la vanité : l’éternité, le rapport au temps, à la relativité ou les questions existentielles. C’est pour cette raison que le thème m’a intéressée, qu’il m’a paru adapté à mes recherches.
Je pense que ce thème m’a donné le prétexte que j’attendais pour reprendre le dessin.
Je n’ai jamais exposé autant de dessins .Je ressens toujours un peu d’appréhension à les montrer. J'ai déjà exposé les « dessins extraordinaires », mais ils sont très différents. Ils ne parlent pas tellement du dessin. Pour cette exposition, je ne vais pas pouvoir me cacher derrière la linguistique. Je suis mise à nue en quelque sorte…

Serait-ce une mise en danger volontaire ? Une façon d’éprouver jusqu’au bout la vanité sur vous même ?

Le principe de l’autoportrait ne me dérange pas. Je me considère un sujet comme un autre et c’est à la limite plus simple car je n’ai aucun problème avec mon modèle. Les déformations peuvent mettre plus ou moins en valeur les gens. Si je me déforme moi-même, ça ne me dérange pas, je n'ai de compte à rendre à personne.

Certaines de vos œuvres portent en elles une charge « féministe ». Vous considérez-vous comme une artiste engagée ?

Je n’ai pas de problème avec le fait d’être une femme. Mais quand j’étais plus jeune,  je ne comprenais pas du tout la lutte des féministes. Pour moi l’égalité des sexes allait de soi. Leur combat ne me parlait pas du tout et je n'adhérais pas du tout à l'extrémisme ou la violence de certaines d'entre elles.
En vieillissant je comprends mieux ce à quoi elles ont contribué. De grandes différences existent effectivement. Même si une femme peut faire beaucoup de choses, surtout en comparaison avec d’autres pays, des différences et d’énormes a priori culturels subsistent entre hommes et femmes. Sur ce qu’on devrait faire ou ne pas faire, sur ce qui est étonnant de faire pour une femme et étonnant de faire pour un homme.
J’ai tardivement pris conscience de cette différence parce que plus jeune je ne ressentais pas de pression.
Une partie de mon travail repose sur la déconstruction des a priori et des hiérarchisations.
Lorsque je me représente en Hercule, Batman ou Picasso, on pourrait l’interpréter comme une revendication féministe. Mais il s’agit plutôt d’un constat : dans la culture populaire, tous nos héros, tous nos modèles sont masculins.
Je suis comme n’importe qui voudrait être un héros et j’ai donc envie d’être comme Picasso, comme Hercule ou comme Batman...
A moins de vouloir être une guerrière intrépide avec la coupe au bol, je ne vois pas très bien quel autre modèle féminin je pourrais trouver ? À moins de tomber dans des clichés de féminité exacerbée. Ce qui ne me convient pas.
Si je m’en tiens à la culture populaire, ceux que l’on nous présente comme modèles sont très viriles, très puissants et sauvent tout le monde. 



Auriez-vous pu dessiner « Hommage à Hockney » si vous avez été un homme ?

Pour une femme, se mettre nue devant deux hommes, on a vu ce que cela a donné pour Manet. C’est dangereux.
Mais là je cherchais surtout à montrer la fragilité qu’il y a à se retrouver toute nue devant des gens si établis.

Vos œuvres conversent librement, au sein de cette exposition, avec celles de Mazlo. Quels liens pouvez-vous établir entre votre pratique artistique et celle de la joaillerie telle qu’il la conçoit ? Au-delà de la thématique, sur quel plan vos approches respectives se rejoignent-elles ?

Les références à l’histoire de l’art même si ce ne sont pas les mêmes — sont des points de rencontre entre les bijoux de M. Mazlo et mes dessins.
L'amour du détail nous est probablement commun. Je pense que nous partageons également un certain intérêt pour les mythes, la narration et la reconstitution sous forme imagée de moments clefs de l'humanité.


Certains artistes contemporains peuvent manifester une certaine réticence à l'idée d'exposer avec des artistes évoluant dans un monde à mi-chemin entre arts dits appliqués et arts majeurs. Quelle est votre position sur ce sujet?

Je viens de la gravure, un art appliqué, un artisanat, donc je n’ai pas ce genre d’a priori. Quand on pratique la gravure, on apprend l’humilité en tant qu’artiste. Si on réalise des œuvres grandioses, il faudra quand même se tremper les manches, se salir les mains pour tirer ses estampes.
Je ne fais pas cette hiérarchisation entre art inférieur et art supérieur.
En voyant les bijoux de Mazlo, je ne pense pas aux arts appliqués. Pour moi, une œuvre d’art se différencie d’un objet artisanal par l’intention qu’on y met.
Chez Mazlo, le mysticisme et les références à l’histoire de l’art font du bijou une œuvre d’art même si le savoir-faire qu’il y met va le rapprocher de l’artisanat. Mais ici, l’artisanat est mis au service de l’art. Donc je ne pense pas que le clivage soit si grand.
Les objets d’artisanat pur correspondent à certains savoir-faire. L’artisan veut réaliser un objet bien fait selon certains savoir-faire. Il ne souhaite pas y mettre autre chose. Chez M. Mazlo, c'est très différent.
Pourquoi est-on artiste ? Parce qu’on le décide d’être artiste, parce qu’on veut quelque chose de plus que quelqu’un qui va peindre pour son plaisir le dimanche. C’est là qu’est la différence: dans l’intention.