2. Entretien avec Bérengère Hénin
propos recueillis par Céline Robin
Pourquoi avoir
choisi la gravure pour débuter votre formation artistique ?
Lorsque j’ai
décidé de commencer mes études artistiques, je me suis inscrite à l’école
Estienne pour devenir illustratrice jeunesse. À la sortie du bac, on y
proposait une mise à niveau « Métiers d’art ». Pendant une année, il
était possible d’essayer toutes les formations proposées par l’école, à
savoir : reliure/ dorure, typographisme, illustration et gravure.
Au sortir de ces
quatre initiations, j’ai préféré la gravure qui me permettait d’explorer
plusieurs façons de dessiner.
De plus, l’acide,
le cuivre, tout cela est assez magique, fascinant même. C’était un monde que je
ne connaissais pas du tout. C’est un peu comme la cuisine : il faut d’abord dégraisser
sa plaque pour pouvoir y mettre du vernis. Pour que l’acide morde mieux, on
peut cracher sur sa plaque. Ce sont des petits gestes comme ceux-là qui font
que vous entrez dans un autre monde.
Le processus de
la gravure n’est-il pas beaucoup plus long et fastidieux que le dessin, qui
semble autoriser plus de spontanéité ?
En gravure, comme
en dessin en général, il y a différentes temporalités. On peut graver
directement avec un burin ou une pointe sèche, pour un résultat immédiat. Au
contraire, certaines eaux-fortes vont nécessiter plusieurs heures de bain dans
l’acide, plusieurs passages. Il est possible d’y associer d’autres techniques,
ajouter de la couleur par exemple, et à chaque fois ce sont des
« couches » supplémentaires. C’est un peu la même chose pour le
dessin: on peut choisir de procéder très rapidement ou au contraire revenir
sans cesse sur un même dessin.
Dans la gravure,
l’aspect technique est évidemment très présent mais c’est justement ce que je
trouvais fascinant. Ce processus dans lequel on se voit intervenir.
Dans le faire, il
y a déjà de la contemplation. Mais c’est aussi pour cette raison que j’ai cessé
de dessiner. Au bout d'un moment, le plaisir de la contemplation ne m’a pas
semblé suffisant.
Autoportrait de l’artiste en robe de chambre, 2012. |
Ce n’était pas
satisfaisant ?
C’était très
satisfaisant au contraire, presque jubilatoire, mais le résultat n’était pas
suffisant.
C’est ensuite,
lorsque j’ai étudié aux beaux-arts, que j’ai eu le sentiment que cela ne
suffisait pas. J’ai d’ailleurs toujours ce sentiment en voyant d’autres
dessins, que ce soit mes dessins ou des dessins en général. Il ne suffit pas de
bien dessiner pour que le résultat soit réussi. Ce qui est normal. On voit
tellement de peintures qui tout en étant très bien exécutées sont de véritables
croûtes…
La contemplation
était donc bien là mais il manquait quelque chose.
Probablement de
la maturation. Du travail. Je n’avais pas encore trouvé mes pistes de réflexion. Aujourd’hui, je n’ai pas encore le sentiment d’avoir tout à fait
réussi mais le fait de m’être remise à dessiner, d’y repenser, cela m’a amenée
à me poser de nouvelles questions et je pense que si je continue à travailler
dans ce sens-là, cela pourra être plus abouti. L’exposition présente un
ensemble, une recherche. Ce travail répond à une thématique. Il y a là quelque
chose. Mais certains des dessins manquent encore selon moi de quelque chose …
Dans ma pratique
du dessin, je voudrais maintenant axer ma recherche sur le contexte.
À une certaine
époque, j’ai beaucoup dessiné, surtout en croquis. Je pratiquais le dessin de
manière boulimique. Pour apprendre d’abord. Je remplissais un carnet de croquis
par mois. Je dessinais dans le train, dans le métro, partout. Certains croquis
sont forcément réussis mais cela reste des croquis. Il leur manque quelque
chose même si il y a là déjà une façon de regarder. Cela veut quand même dire
quelque chose. On voit qu’il y a une intention.
Vous voulez dire
que ce qui distingue le croquis d’une œuvre « qui a quelque chose à
raconter », c’est un manque de profondeur ? Vous n’y trouvez pas les
différents niveaux de lecture que vous souhaiteriez y trouver ?
Oui, un manque de
profondeur. Mais je ne sais pas trop si on doit le formuler de cette façon…
Lorsque des dessins d’autres artistes me plaisent, ce ne sont pas forcément
toujours des choses très compliquées.
Disons que j’ai parfois l’impression
d’être dans un compte-rendu. Ça n’est pas complètement objectif non plus: je
mets en valeur ce qui m’intéresse. Les proportions ne sont pas toujours justes,
mais le dessin me paraîtra juste, réussi, quand bien même la figure représentée
est complètement déformée par exemple. Parce ce qui m’intéresse à ce moment-là
c’est une attitude et qu’elle ressort mieux avec des jambes trop courtes. Bien
mieux que si le dessin avait été très bien proportionné.
Je cherche une
sorte de justesse, de vérité, d’honnêteté, qui me pousse également à ne pas
reprendre mon dessin pour le gommer par exemple. Je recherche vraiment
l’instant. Jusqu’à présent, je n’ai jamais vraiment mis en scène mes dessins.
Or je pense que construire l’image, la composer, davantage, tout cela pourrait
apporter quelque chose.
Je viens de voir
à Bruxelles une exposition du peintre allemand Neo Rauch.
Il peint des
compositions complètement délirantes en jouant sur des perspectives faussées,
avec des échelles différentes. Cela donne des choses surréalistes. Mais ce
n’est pas non plus une esthétique surréaliste telle que l’on peut la connaître.
Ce n’est pas choquant mais il se passe quelque chose. Son travail est très personnel
sans qu’il se répète. C’est pour ne pas me répéter que moi-même j’alterne les
mediums. Je crois que je ne veux surtout pas m’enfermer dans une facilité. Une
recette.
À un moment, on
m’a reproché d’avoir des facilités et c’est ce qui m’a amenée à arrêter le
dessin. Je fuis le systématisme et la répétition.
Sans partir
nécessairement dans le surréalisme, j’aimerais travailler et choisir le
contexte pour qu’il ajoute du sens. J’ai en tête certains dessins de Hockney,
avec des éléments de mise en scène presque insignifiants : une figure
assise près d’un pot de fleurs ou deux personnes assises, séparées par un
meuble. Ce n’est pas grand chose mais si ces éléments ne se trouvaient pas là,
l’image ne fonctionnerait pas de la même façon: ces éléments rappellent à notre
imaginaire toutes ces images de photos de famille un peu anciennes. C'est ce
qui constitue un contexte que chacun peut construire en son for intérieur.
Autoportrait aux plantes, 2012. |
Si vous deviez
vous choisir une famille artistique, quelle serait-elle ?
C’est une
question très difficile. Je n’ai pas l’impression d’avoir d’énormes
connaissances en histoire de l’art donc ça m’ennuie toujours. Je vais
certainement oublier des artistes pourtant très proches.
Dans le domaine
du dessin, parmi les personnes qui m’ont le plus impressionnée je citerais
forcément Picasso, Hockney, Georges Grosz, Hergé, Sempé.
Plus
récemment Glen Baxter. Pas
nécessairement pour le dessin à proprement parler mais plutôt pour la
légende : une légende peut constituer un contexte à elle-seule. Si je
considère que certains de mes dessins ne sont pas complètement aboutis je ne
pense pas qu’en dessinant un paysage, ils le deviendront. Parfois le titre peut
suffire. C’est ce sur quoi je réfléchis en ce moment et que j’aimerais
développer.
Je devrais
mentionner également Van Eyck et tous les Flamands.
Beaucoup d’
objets d’art anciens m’impressionnent. Les miniatures pour l’amour du détail.
D'après la Duchesse d'Albe, 2012. |
Cet attachement
au détail et à tout ce qui fait que les choses deviennent spéciales ne sont-ils
pas représentatifs de votre façon d’aborder l’existence ?
Effectivement, je
m’attache aux détails. C’est important.
Je n’ai pas
d’ambition plus grande que celle-là, qui consiste à rendre les choses spéciales
en faisant de l’art.
Je ne pense pas
que l’on puisse changer le monde avec l’art.
On peut juste
apporter, préciser quelque chose.
D’autres
personnes voient certainement le monde comme je le vois mais ce qui nous
différencie c’est que j’ai envie de le dire. Je suis un peu comme un chercheur,
qui de temps expose ses recherches en disant : « Voilà où j’en
suis ».
En tant que
chercheur cela vous intéresse-t-il de montrer votre recherche ? La
réaction est-elle importante ? J’imagine que l’on ne créé pas que pour
soi?
La réaction va
avec la monstration sinon cela ne sert à rien de montrer quoi que ce soit.
Dans certaines de
mes œuvres je joue avec cette réaction. Elle fait presque partie de l’œuvre.
Les spectateurs se retrouvent pris à partie. Dans les « Dessins
extraordinaires », je leur fais écouter des audio guides. On s’adresse à
eux à la deuxième personne avec autorité: « vous voyez ça, vous
ressentez ça ».
Dans ce cadre
j’essaie de muséifier, de contextualiser l’œuvre. Une réaction, quelle qu’elle
soit, prouve qu’il se passe quelque chose.
Vous avez étudié
la linguistique et l’on sent dans vos œuvres l’importance des mots, la
relativité des discours (notamment sur l’art). En quoi le langage est-il pour
vous une source d’inspiration ?
L’art et la
linguistique sont tous deux matière à créer quelque chose.
Il est vrai que je
suis fascinée par le fait que des gens cohabitent et communiquent malgré des
langages et des codes très différents. L'histoire de la Tour de Babel me
fascine et on peut retrouver cet intérêt dans ma pratique artistique.
Il suffit de
présenter son travail dans une exposition pour constater la relativité du
discours et de son interprétation. Montrez une pièce à dix personnes, vous
obtiendrez 10 interprétations différentes.
J’ai toujours
adoré étudier les langues. En partie pour l’état de concentration dans lequel
cela nous plonge.
Quand on commence
à réussir à parler, c’est excitant. C’est un peu comme lorsque l’on commence à
réussir à dessiner. On construit une phrase comme on construit un dessin. On
peut faire ce genre de parallèle. Et il y a quelque chose d’excitant à réussir
quelque chose à partir de rien ou de simples codes.
Portrait de l’artiste en pull, 2012. |
On sent dans
toutes votre démarche l’importance de la structure et un certain attrait pour
la difficulté, pour le travail.
Mais tout demande
du travail. Apprendre à marcher est difficile. On l’a oublié, tout simplement.
Apprendre à dessiner ou à parler une langue, cela m’amuse énormément.
L'excitation prend le pas sur le labeur.
Dessiner a
quelque chose d’un plaisir coupable parce que je n’en ai pas encore fait
quelque chose. Il y a trop de plaisir pour pas assez de résultat. Ou plutôt de
sens. Du résultat j’en ai plein ma cave. J’ai énormément noirci de carnets de
croquis. J’ai été très productive et même plus au moment où je me posais moins
de questions.
Mais la productivité
n’est pas une fin en soi. Il faut de la substance.
Après, je
n’oppose pas dessin et concept. Dessiner reste très conceptuel: tracer,
transformer quelque chose que l’on voit en des lignes sur du papier c’est
extrêmement conceptuel.
Dans des
entretiens, David Hockney théorise sur ce problème.
Il explique que
le dessin est une réinterprétation de la réalité. En cela, la photo n’a rien de
juste. Elle ne rend pas compte selon lui de la réalité d’un paysage ou d’une
figure par exemple. Une photographie n’a rien à voir avec ce que l’on perçoit.
Elle fige quelque chose qui ne l’est pas et donne l'impression que l'on peut
englober d'un seul regard tout un horizon alors qu'il faut en vérité bouger ses
yeux, refaire la mise au point, se réadapter aux différences de lumières et de
profondeurs. Évidemment, tout cela se fait inconsciemment.
Je me rappelle
d’un tableau de Bonnard figurant une table couverte d’une nappe à carreaux. La
partie la plus proche de nous est un peu floue. Ce qui est plus juste, plus
vrai, parce que le peintre a dû se concentrer sur un point et essayer de
reproduire les bords qui s’évasent et que l’on voit donc moins bien.
La réalité est
parfois moins vraie que notre perception, d’une certaine façon.
L’intention
oriente-t-elle le choix d’un médium ou d’un autre ?
Oui bien sûr.
J’ai dit tout à
l’heure que je voulais éviter la facilité mais ce n’est pas toujours positif.
Car je ne serai jamais experte en quelque chose…
Je ne peux pas me
considérer comme sculpteur car je ne sais pas vraiment sculpter.
Si je fais de la
photo, cela ne fait pas de moi un photographe. Je fais de la vidéo mais je ne
me considère pas vidéaste.
Le dessin est
peut-être la seule chose que je puisse revendiquer comme savoir-faire. Je
l’ai pratiqué suffisamment
longtemps pour pouvoir dire que ça fonctionne techniquement.
Pensez-vous que
le manque de technicité retire de sa légitimité au propos ?
Non dans la
mesure où le savoir-faire n’est pas ce que je cherche à mettre en avant. Y
compris dans mes dessins d’ailleurs. Je recherche un certain relâchement. On
pourrait le percevoir comme de la maladresse mais selon moi il apporte du sens.
Je n’essaie pas
de mettre le savoir-faire en avant parce qu’il arrive aussi qu’on se complaise
dans une espèce d’excellence. On exécute très bien certaines choses et on passe
ensuite son temps à les décliner. C’est ennuyeux. Pas stimulant. Puisqu’on sait
le faire, à quoi bon le refaire ? On l’a fait une fois, on le montre, on a
apporté quelque chose. Mais après ?
Ceci dit, je
m’applique à faire les choses. J’accepte mes maladresses en général mais je
pourrais travailler plus pour exceller dans certaines pratiques. Je ne le fais
pas. Est-ce de la paresse ? Je ne crois pas mais peut-être n’est-ce qu’un
prétexte de dire que je ne veux pas tomber dans la facilité…
Jusqu’à présent
je ne m’étais jamais donné d’axe de travail. Je fais des choses. Certaines
fonctionnent, d’autres non. Mais elles me conduisent à en tenter d’autres. Je
vis, j’entends des gens parler dans la rue, je vois des films, des expos. Cela
m’influence et me donne envie de réagir parfois. Selon l’idée que j’aurai, je
vais essayer de trouver le moyen le plus précis avec le moins de moyens
possibles pour traduire exactement mon ressenti. Je vais essayer de trouver le
moyen le plus juste de dire ce que je voudrais dire.
Et cela passe par
certaines techniques qui changent au gré de ces idées.
Toise, 2012. |
Vous ne vous
laissez pas freiner par le fait que vous ne soyez pas forcément spécialiste de telle ou telle technique.
Vous l’affrontez finalement ? Est-ce que ce n’est pas dans ce face-à-face
que se joue en partie la force de l’objet ?
Oui, mais je ne
sais pas si cela se ressent. Dans ma démarche, cela m’est très utile, c’est
certain. Dès que je vais à la rencontre d’une nouvelle technique, je me
retrouve confrontée à de nouveaux problèmes, souvent très nombreux d’ailleurs.
Cela m’amène à revoir mon projet en cours d’élaboration car les choses ne se
passent pas forcément comme je le voudrais. Mais cela m’amène parfois aussi à
des formes auxquelles je n’aurais pas pensé autrement. Par exemple, lorsque
j’ai réalisé ma Vanité aux ballons de rugby, « Life is short, Play
Rugby », j’imaginais au départ un crâne couvert d’une fine peau de ballon
de rugby. Un objet hyperréalisme, magnifique. Je me suis d’abord rendue compte
qu’acheter un crâne était beaucoup trop cher, même en résine. J’ai donc essayé
de modeler des crânes en argile de manière réaliste. Et ce n’est qu’après avoir
vu s’effondrer des moitiés de crânes trois fois, complètement désespérée, que je
me suis finalement décidée à travailler directement dans des ballons.
Cela ne pouvait
pas être mieux. Un crâne complètement brinquebalant à moitié effondré.
Ridicule. Je me suis rapprochée de l’esprit des danses macabres alors que je
n’ai pas voulu faire cela à la base. Je me suis adaptée. Et cela convient très
bien.
L’idée de base
n’aurait pas véhiculé autant de fragilité.
Lorsque j’ai
pensé à Yo MoMA, il était hors de question de faire autre chose qu’une vidéo
puisqu’il s’agissait de singer une émission de TV. Parfois le médium s’impose.
Tout à l’heure,
vous avez dit « Je vis, j’entends des gens qui parlent dans la rue, je
vois des films, des expos. Cela m’influence et me donne envie de réagir
parfois. »
Réagir à ce qui
se passe autour de lui, est-ce selon vous le rôle de l’artiste ?
Je pense, oui.
Une action artistique consiste à produire un décalage. En déplaçant un objet
dans un autre contexte par exemple ou dans un autre médium…
Pour moi, il
s’agit surtout de dé-contextualiser quelque chose.
Dans le simple
fait de nommer une chose, vous lui donnez un nouveau contexte d’énonciation.
Dessiner une chose revient à la nommer. Vous lui donnez un nouveau contexte,
vous l’encadrez. Si ensuite, vous souhaitez en faire encore autre chose, vous
ajoutez à chaque fois une couche de sens supplémentaire.
Un artiste, c’est
quelqu’un qui sort quelque chose de son contexte pour lui proposer un nouveau
contexte. C’est ce qui va faire qu’on va le regarder différemment. Souvent cela
va être biaisé par son point de vue parce qu’il aura fait ressortir certaines
choses. Celles qui l’intéressent.
Où est son point
de vue ? Où se trouve le regard de l’artiste ?
Pour moi, il se
situe dans le commun des mortels. C’est juste une question de choix de vie.
Chacun voit les choses de manière très particulière mais certaines personnes ne
ressentent pas le besoin de l’exprimer. Du moins pas de cette façon-là.
Pour les
non-initiés, les œuvres d’art contemporaines apparaissent souvent comme très
hermétiques. Qu’en pensez-vous ?
On me demande
parfois ce que je fais dans la vie. Quand je réponds que je suis artiste, on me
dit alors : « ah moi, l’art contemporain ! »
Je suis à chaque
fois complètement désabusée par cette réaction.
Quoi ? Je ne
vis pas à l’époque de la Renaissance, évidemment, je suis une artiste
contemporaine ! Donc je fais de l’art actuel, là, maintenant, c’est obligé! Et
l’art contemporain, cela veut dire tellement de choses, c’est agaçant de
s’arrêter à ce terme. La plupart des gens se mettent d’eux-mêmes en position
d’infériorité par rapport à l’art contemporain. Mais ce n’est pas seulement
leur faute.
Un malentendu
s’est créé autour de l’art contemporain: si l’on ne comprend pas, on pense
qu'on est bête. Alors effectivement si quelques pièces nécessitent vraiment une
connaissance de tout un contexte ou un certain bagage en histoire de l’art,
d’autres sont complètement obscures et d’autres ne sont pas valables. Il me semble important d'être
décomplexé vis-à-vis de l'art contemporain et de retrouver une certaine spontanéité
dans son approche à l'art en général. On peut ne pas aimer quelque chose et
surtout, il ne faut pas essayer de correspondre à une attente qui n'existe pas.
Autoportrait de l'artiste en Batman, 2012. |
Que pensez-vous
de la dématérialisation associée à l’importance du discours en art contemporain ?
Une réminiscence de l’éternel débat entre esprit et matière ?
Effectivement, la
dématérialisation engendre beaucoup de mots. Par exemple, il est souvent plus
simple de « raconter » une œuvre d’art conceptuel que de subir sa
documentation.
Pour ma part, la
forme reste très importante. J’essaie toujours d’être très juste et pour moi
cela passe par l’image. Je n’y arrive pas par les mots seulement. Peut-être
parce que je n’ai pas envie d’être trop obscure. Même si je ne réfléchis pas
forcément à ma cible quand je fais quelque chose, je considère que des gens
vont regarder et je ne veux pas créer pour moi seule.
Ceci dit en tant
que spectatrice, j’aime des choses très différentes.
Votre travail est
traversé par l’idée de légitimité en art. Question que vous abordez le plus
souvent sur le ton de l’autodérision ou de la parodie. Serait-ce votre espace
de prédilection ? Le rire serait-il un remède à l’absurde, au doute ?
Je ne sais pas si
c’est toujours conscient. Disons que ce n’est pas forcément ce que je vais
mettre en avant. Je pense que de manière générale je prends les choses avec
humour. Depuis toujours.
Le rire est une
posture dans la vie, c’est un état d’esprit. Je ne pense que ce soit très
constructif d’être agressif, je ne suis pas tellement révolutionnaire, je n’ai
pas envie d’en vouloir à tout le monde. Personne n’y est pour rien. Je décide
de moi-même. Je rencontre des embûches. Tant mieux ! C’est pour mieux les surmonter.
Je suis une jeune
artiste, au tout début de ma « carrière ». Je ne vais pas commencer à
imaginer avoir un pouvoir. C’est pour cela que j’évite d’affirmer trop les
choses. Je veux bien poser des réflexions, dire, montrer ce qui prête à
sourire. Après, je n’ai aucune sorte d’autorité sur personne. Et si j’affirme
avoir de l’autorité c’est encore plus drôle parce que c'est ridicule!
Pourquoi
je suis artiste ? Parce que je l’ai choisi, parce que c’est ce que j’ai
envie de faire. Il n’y a aucune raison mystique. Je n’y ai pas plus droit que
quelqu’un d’autre.
Je préfère le
prendre en riant parce qu’autrement c’est assez désespérant…
Lorsqu’on évolue
dans le petit milieu de l’art, on finit par trouver normal de connaître tel ou
tel tableau, tel ou tel artiste, d’avoir des références communes. Même si je
n’ai pas l’impression de connaître grand chose en Histoire de l’Art, je suis
tout de même une « spécialiste » . Et quand on est spécialiste et
qu'on parle de choses qui constituent notre base de réflexion, on finit par
oublier que beaucoup gens ne les connaissent pas…
Un exemple.
Lorsque je suis partie en Écosse, mon colocataire était pakistanais. Il ne
connaissait pas Picasso. Or pour moi, Picasso c’était comme le nom générique
que l’on donne à « artiste ». Il y a même une voiture qui s’appelle
Picasso. En fait c’est un point de vue très européano-centré.
Je n’y avais pas
pensé. Cela me paraissait normal que Picasso soit la base.
Cela remet tout
en question. Dès que l’on est sûr de savoir quelque chose, on peut être aussi
sûr que la semaine qui suit, cette même certitude va se retrouver démontée.
J'aime beaucoup
d'artistes qui sont très drôles.
On peut même les rajouter dans ma
famille : Claude Closky, John Baldessari, Éric Duyckaerts, Wim Delvoye… De
la même façon que je disais ne pas vouloir être hermétique, je pense que le
rire est un bon moyen d’ouvrir l’art à un grand nombre.
Quelle place
accordez-vous aux références et citations (d’autres œuvres) dans vos
œuvres ? Est-il possible de créer ex-nihilo ?
Je vais puiser
mon inspiration aussi bien dans des œuvres d’art que d'après un slogan sur un
tee-shirt ou une émission de TV. Je peux aussi réagir à des codes. Citer telle
chose, dans tel contexte, de telle façon, va signifier quelque chose de très
particulier.
La citation est
une matière comme une autre.
J’ai réalisé Yo
MoMA en utilisant des blagues très pointues sur l’histoire de l’art. Forcément,
la hiérarchisation entre « haute culture » et « basse
culture » telle qu’elle s’opère habituellement y transparaît. Mine de
rien, l’une est plus élevée que l’autre. On nous le présente de cette façon-là et ayant grandi dans
cet esprit là, je vais les appeler de cette façon-là et cela dénote bien la
façon dont je les considère. Mais l’une comme l’autre sont une source d’inspiration,
à égalité.
J’ai hésité
pendant un an avant de faire cette vidéo. Je pensais qu’elle ne ferait rire que
moi. Que c’était complètement obscur, absurde. Mais comme je n’arrêtais pas d’y
penser , j’ai fini par me lancer. Le retombées ont largement dépassé ce que je
pensais.
D’autant que
cette vidéo tout en étant obscure selon vous s’adresse finalement au plus grand
nombre et invite mine de rien à être curieux.
J’ai incité des
profs d’art plastiques à inviter leurs élèves à vérifier les références. La
vidéo comporte effectivement une portée pédagogique intéressante. Mais ce
n’était pas du tout mon intention de départ.
Il s'agit plutôt
d'un petit pied-de-nez gentil au monde de l'art contemporain. Comme ces
personnes qui placent à la suite dans une même phrase dix noms d’artistes que
personne ne connaît.
A quoi ça sert de
se vanter de connaître tant de choses si personne ne peut les partager ?
Cela ne sert à
rien.
C’est un peu une
critique de la culture, dans le sens où c’est un privilège mais finalement à la
portée de tous. S’en vanter c’est un peu particulier. N’importe qui peut
devenir spécialiste s’il en a envie. Je ne suis pas sûre qu’il faille se vanter
de savoir plus de choses que quelqu’un d’autre. Laissez-lui un peu de temps et
il rattrapera son retard.
Je ne pense pas
que le savoir procure une supériorité absolue.
La connaissance
pour la connaissance, c’est de la vanité pure.
Et cela créé des
clivages qui ne sont pas du tout constructifs.
Au travers des
artistes, considérez-vous que notre société s’est forgée de nouveaux
dieux ?
Non. Le nouveau
dieu, c’est Apple. N’importe quelle classe, n’importe qui, même sans argent,
veut absolument avoir un I-phone ou un I-je sais quoi.
Je trouve fou
qu’un phénomène dont on a pas du tout besoin parvienne à rassembler autant de
gens…
Les artistes ne
sont pas des dieux. À notre niveau, nous aurons l’impression que Jeff Koons est
une star incroyable mais allez n’importe où, peu de gens le connaissent
finalement. L’influence des artistes reste vraiment très relative…
Le statut de
l’artiste contemporain est très désacralisé chez moi. Être artiste, c’est un
métier. Ce qui ne veut pas dire que je n’admire pas pour moi-même énormément
certains artistes.
Pour l’exposition
le Divin (é)Moi vous poursuivez une réflexion sur la Vanité, déjà amorcée sous
diverses formes dans des œuvres telles que « Life is short, play
rugby ». Cette fois, vous
vous (re)tournez vers le dessin ? Le thème a-t-il conditionné ce
choix ?
Le divin se
rapproche pour moi de la vanité : l’éternité, le rapport au temps, à la
relativité ou les questions existentielles. C’est pour cette raison que le
thème m’a intéressée, qu’il m’a paru adapté à mes recherches.
Je pense que ce
thème m’a donné le prétexte que j’attendais pour reprendre le dessin.
Je n’ai jamais
exposé autant de dessins .Je ressens toujours un peu d’appréhension à les
montrer. J'ai déjà exposé les « dessins extraordinaires », mais ils
sont très différents. Ils ne parlent pas tellement du dessin. Pour cette
exposition, je ne vais pas pouvoir me cacher derrière la linguistique. Je suis
mise à nue en quelque sorte…
Serait-ce une
mise en danger volontaire ? Une façon d’éprouver jusqu’au bout la vanité
sur vous même ?
Le principe de
l’autoportrait ne me dérange pas. Je me considère un sujet comme un autre et
c’est à la limite plus simple car je n’ai aucun problème avec mon modèle. Les
déformations peuvent mettre plus ou moins en valeur les gens. Si je me déforme
moi-même, ça ne me dérange pas, je n'ai de compte à rendre à personne.
Certaines de vos
œuvres portent en elles une charge « féministe ». Vous
considérez-vous comme une artiste engagée ?
Je n’ai pas de
problème avec le fait d’être une femme. Mais quand j’étais plus jeune, je ne comprenais pas du tout la lutte
des féministes. Pour moi l’égalité des sexes allait de soi. Leur combat ne me
parlait pas du tout et je n'adhérais pas du tout à l'extrémisme ou la violence
de certaines d'entre elles.
En vieillissant
je comprends mieux ce à quoi elles ont contribué. De grandes différences
existent effectivement. Même si une femme peut faire beaucoup de choses,
surtout en comparaison avec d’autres pays, des différences et d’énormes a
priori culturels subsistent entre hommes et femmes. Sur ce qu’on devrait faire
ou ne pas faire, sur ce qui est étonnant de faire pour une femme et étonnant de
faire pour un homme.
J’ai tardivement
pris conscience de cette différence parce que plus jeune je ne ressentais pas
de pression.
Une partie de mon
travail repose sur la déconstruction des a priori et des hiérarchisations.
Lorsque je me
représente en Hercule, Batman ou Picasso, on pourrait l’interpréter comme une
revendication féministe. Mais il s’agit plutôt d’un constat : dans la
culture populaire, tous nos héros, tous nos modèles sont masculins.
Je suis comme
n’importe qui voudrait être un héros et j’ai donc envie d’être comme Picasso,
comme Hercule ou comme Batman...
A moins de
vouloir être une guerrière intrépide avec la coupe au bol, je ne vois pas très
bien quel autre modèle féminin je pourrais trouver ? À moins de tomber
dans des clichés de féminité exacerbée. Ce qui ne me convient pas.
Si je m’en tiens
à la culture populaire, ceux que l’on nous présente comme modèles sont très
viriles, très puissants et sauvent tout le monde.
Auriez-vous pu
dessiner « Hommage à Hockney » si vous avez été un homme ?
Pour une femme,
se mettre nue devant deux hommes, on a vu ce que cela a donné pour Manet. C’est
dangereux.
Mais là je
cherchais surtout à montrer la fragilité qu’il y a à se retrouver toute nue
devant des gens si établis.
Vos œuvres conversent
librement, au sein de cette exposition, avec celles de Mazlo. Quels liens
pouvez-vous établir entre votre pratique artistique et celle de la joaillerie
telle qu’il la conçoit ? Au-delà de la thématique, sur quel plan vos
approches respectives se rejoignent-elles ?
Les références à
l’histoire de l’art — même si ce ne sont
pas les mêmes — sont des points de rencontre entre les bijoux de M. Mazlo et
mes dessins.
L'amour du détail
nous est probablement commun. Je pense que nous partageons également un certain
intérêt pour les mythes, la narration et la reconstitution sous forme imagée de
moments clefs de l'humanité.
Certains artistes contemporains peuvent manifester une certaine réticence à l'idée d'exposer avec des artistes évoluant dans un monde à mi-chemin entre arts dits appliqués et arts majeurs. Quelle est votre position sur ce sujet?
Je viens de la
gravure, un art appliqué, un artisanat, donc je n’ai pas ce genre d’a priori.
Quand on pratique la gravure, on apprend l’humilité en tant qu’artiste. Si on
réalise des œuvres grandioses, il faudra quand même se tremper les manches, se
salir les mains pour tirer ses estampes.
Je ne fais pas
cette hiérarchisation entre art inférieur et art supérieur.
En voyant les
bijoux de Mazlo, je ne pense pas aux arts appliqués. Pour moi, une œuvre d’art
se différencie d’un objet artisanal par l’intention qu’on y met.
Chez Mazlo, le
mysticisme et les références à l’histoire de l’art font du bijou une œuvre
d’art même si le savoir-faire qu’il y met va le rapprocher de l’artisanat. Mais
ici, l’artisanat est mis au service de l’art. Donc je ne pense pas que le
clivage soit si grand.
Les objets
d’artisanat pur correspondent à certains savoir-faire. L’artisan veut réaliser
un objet bien fait selon certains savoir-faire. Il ne souhaite pas y mettre
autre chose. Chez M. Mazlo, c'est très différent.
Pourquoi est-on
artiste ? Parce qu’on le décide d’être artiste, parce qu’on veut quelque
chose de plus que quelqu’un qui va peindre pour son plaisir le dimanche. C’est
là qu’est la différence: dans l’intention.