mardi 1 avril 2014

ARKETIP NUMÉRO 5 - PRINTEMPS 2014 - PORTRAIT


Chloé Mazlo
Crédit photo Léo Delafontaine

Portrait :
CHLOÉ MAZLO OU LA FIN DES ILLUSIONS


Conviée à déployer sa vision du Divin, Chloé Mazlo expose ses oeuvres à LA Joaillerie, du 29 mars au 3 mai prochain.
La jeune réalisatrice de films d’animation a délaissé quelque temps appareil photo et papiers découpés, pour renouer avec la pratique introspective du dessin.
Elle aborde la thématique de l’exposition de manière inattendue en questionnant la notion de Croyance, fidèle à ce regard décalé dont elle a le secret.
Quand croire nous expose fatalement à des désillusions…


Histoires de famille, extrait de
la série, 2014.
Feutre et encre de Chine sur
papier, 10 x 15 cm.

Depuis 2007, date de sa sortie des Arts Déco de Strasbourg et de son entrée officielle dans la vie d’artiste, Chloé Mazlo s’adonne à la déconstruction des mythes.
L’Amour m’anime, Deyrouth, et récemment Les Petits Cailloux, sont autant de prétextes pour passer en revue le Grand Amour, la Famille idéale, le Bonheur.
Elle y dissèque ces croyances communes et ordinaires auxquelles nous nous enchaînons, au risque parfois de nous infliger des souffrances inutiles…
Ancrés dans leur époque, entre crise des idéaux et espoirs déçus, les courts-métrages de Chloé Mazlo décrivent à des degrés divers les tribulations de personnages aux prises avec l’expérience du désenchantement.
L’occasion également pour la jeune artiste de dérouler avec tendresse et un sens rare de l’autodérision, le fil d’un récit initiatique, aux accents fortement autobiographiques.

Car la porosité entre sa vie et ses œuvres ne l’effraie pas. Elle constitue au contraire un trait essentiel de son processus créatif.
L’Amour M’anime raconte ainsi ses histoires d’amour ratées sous la forme d’un journal intime mis en images. Avec Deyrouth, elle relate son voyage au Liban, à la rencontre de ses racines. Quant à son dernier film "Les Petits Cailloux", sorti au début de cette année, il retrace son odyssée pour venir à bout d’une longue et douloureuse maladie. Pendant plusieurs années, ce mal l’a en effet maintenue dans un état de souffrance lancinante et invisible, lui offrant par la même occasion la métaphore parfaite de ces maux  avec lesquels on se résigne à vivre…

Si Chloé Mazlo puise son inspiration à la source de ses expériences personnelles, c’est avant tout parce qu’elle compte sur le processus d’identification pour embarquer le spectateur. Une façon de transcender la « petite histoire » individuelle et de tendre des passerelles entre un Soi introverti et Autrui.

Deyrouth (extrait), 17 min,
2010.
Produit par les Films Sauvages,
avec le soutien du CNC et de
France 2.


Cette conteuse invétérée aime raconter des histoires et y excelle.

Ses films portent tous l’empreinte d’un goût inné pour la fable et pour le conte, tout en étant totalement contemporains, aussi bien dans leur esthétique que dans les sujets abordés.

Sa fantaisie naturelle trouve en effet sa pleine expression dans une forme de langage allégorique.
Faut-il y voir la trace inconsciente de ses origines moyen-orientales ? Initiée dès son plus jeune âge à l’art de la métaphore, Chloé Mazlo croit à la puissance évocatrice de  l’image poétique. La représentation « fidèle », voire servile, de la réalité ne l’intéresse pas.

Histoires de famille, extrait de
la série, 2014.
Feutre et encre de Chine sur
papier, 10 x 15 cm.


Artiste « poil à gratter », espiègle et grave à la fois, Chloé Mazlo se sert du conte pour aborder les « sujets qui fâchent ». Mais toujours l’air de rien.

Pourtant on aurait tort de s’y fier. Derrière la légèreté apparente se cache un vrai désir d’interpeller le spectateur, de le maintenir en éveil.
Pour cultiver cet art capable d’impressionner l’inconscient du spectateur sans l’intimider, Chloé Mazlo affûte régulièrement son regard et ses idées au contact des enfants. Un public certes exigeant, mais dont le regard frais, non conventionnel, décalé et imprévisible réactive chez elle des données essentielles : les souvenirs bien sûr mais surtout certaines tournures de pensées que l’expérience de la vie d’adulte finit par corrompre par excès de raison.

Une façon d’entretenir sa propre curiosité et de varier les angles de vue ? À moins qu’il ne s’agisse seulement d’éviter l’autosatisfaction.

Car Chloé Mazlo le sait bien : l’expérimentation et les prises de risque constituent le sel de la création. Ils entretiennent l’envie mais surtout ce sentiment de précarité et d’urgence qui pousse à l’action.
Née au sein d’une famille de joailliers d’origine libanaise parachutés en France  par les turpitudes de la guerre, Chloé Mazlo a été élevée dans l’idée que rien n’est acquis. Rien ne résiste au temps. Elle en a hérité un besoin aigu d’autonomie. Adepte de l’économie de moyens et profondément pragmatique, elle compose donc avec peu, pour dépendre le moins possible, comptant sur la créativité pour compenser la pauvreté des moyens mis en œuvre.
Le « savoir faire seule » comme préambule aux savoir-faire… 

La liberté et ses enjeux sont certainement le dénominateur commun à toutes les composantes de son parcours et de son univers.
Car tout chez elle est affaire de rencontre et de négociation. D’apprentissage et de domestication de l’autre. Ou de soi ? C’est selon.

Histoires de famille, extrait de
la série, 2014.
Feutre et encre de Chine sur
papier, 10 x 15 cm.

Bouger, évoluer, explorer. Chloé Mazlo conçoit l’art comme un mouvement perpétuel : elle saute ainsi d’un projet à l’autre, d’un médium à l’autre, avec une facilité déconcertante. Comme si elle survolait l’existence, furtive, sans jamais être atteinte par les évènements.
En personnage paradoxal, elle ne se laisse jamais réduire à une définition et craint les positions définitives autant que les vérités toutes faites. Cette façon d’être toujours de passage qu’elle cultive au quotidien se retrouve d’ailleurs dans son goût pour les créatures de l’entre-deux, pour les situations décalées et absurdes.

Dans ses films comme dans ses dessins, elle évoque souvent les animaux, les « freaks » et autres êtres hybrides. Comme si elle se sentait finalement plus d’affinités avec eux qu’avec ses semblables. Ainsi, elle s’épanche rarement sur ses sentiments et maintient toujours avec son interlocuteur une distance qui tient moins de la pudeur que d’une certaine défiance.
La rencontrer c’est d’ailleurs faire l’expérience de l’abîme qui la sépare de ses œuvres. Difficile d’imaginer que cette jeune femme si amène soit à l’origine de certaines de ces images, dont la violence sous-jacente, voire la crudité, est d’autant plus dérangeante qu’elle est dépourvue d’effet et d’une désarmante sincérité.

Les Petits Cailloux (extrait),
court-métrage, 15 min, 2014.

Chloé Mazlo aime questionner les apparences et nous rappeler combien elles sont trompeuses.

Pour l’exposition Le Divin (é)Moi, elle met d’ailleurs la causticité de son regard au service d’une série de dessins originaux, rassemblés sous le titre « Portraits de Famille ».
Depuis son initiation aux Arts Déco, elle n’a jamais cessé d’utiliser et d’explorer le dessin dans ses travaux et l’aborde toujours avec plaisir, car elle le sait capable de débarrasser la vision de ses stéréotypes encombrants. Sensible au pouvoir libérateur de ce moyen d’expression primitif, incontrôlé et spontané, elle s’attaque cette fois aux simulacres du bonheur.
Avec son style singulier, inclassable et volontiers qualifié de « grinçant », Chloé Mazlo offre une version sans fard de la prétendue félicité familiale, véhiculée par les albums photos.
Ainsi décapé, le passé est restitué dans son ambiguïté originelle. Vus sous cet éclairage, l’oncle débonnaire paraît soudain beaucoup moins bienveillant, les sourires de circonstance dissimulent mal le malaise intérieur et la solitude.
Tous ces personnages inquiètent au point que l’on se demande si, l’instant d’après, ils ne se sont pas entredévorés.…
Chloé Mazlo met ainsi à jour toutes ces illusions qui bercent nos années d’enfance et que l’on voit se déliter, impuissant,  à mesure que l’on grandit et que les langues se délient.

Histoires de famille, extrait de
la série, 2014.
Feutre et encre de Chine sur
papier, 13 x 18 cm.

Interrogée sur ses projets futurs, cette inconditionnelle de la série documentaire belge « Strip-tease », confie vouloir poursuivre ses investigations dans les recoins de l’inconscient et dans les méandres des mythes familiaux.
S’attarder encore sur les contours de nos vies banales, pour questionner la faillite de nos croyances, de nos convictions, de nos rêves, et mettre ainsi à jour toute la violence à l’œuvre derrière les masque grimaçants et les sourires en carton pâte…

Difficile de rester insensible à l’humilité de Chloé Mazlo, tant on la sent travaillée par la crainte de ne pas être encore totalement légitime, au sein de la famille des artistes.

La « famille », encore elle, et finalement l’envie d’y croire…



Les Petits Cailloux (extrait),
court-métrage, 15 min, 2014.