mardi 1 avril 2014

ARKETIP NUMÉRO 5 - PRINTEMPS 2014 - ENTRETIEN AVEC CHLOÉ MAZLO




Les Petits Cailloux (extrait),
court-métrage, 15 min, 2014.







Née à Paris en 1983, 
Chloé Mazlo est artiste 
plasticienne et cinéaste 
d’animation. 
Elle vit et travaille à Paris.




Vous avez suivi des études de graphisme, vous dessinez et réalisez des films d’animation, des clips, des applications pour tablette et smartphone... Comment se définir lorsque l’on porte toutes ces casquettes à la fois?


En fonction de la personne qui vous pose la question ! Quand j’ai commencé à travailler, j’avais du mal à me présenter car je ne voulais pas hiérarchiser mes activités. Puis j’ai remarqué que « réalisatrice de film d’animation » était le métier qui bénéficiait du meilleur capital sympathie. J’ai donc pris l’habitude de me présenter ainsi.
À vrai dire, je me considère plutôt comme une artiste pluridisciplinaire. Je ne souhaite pas m’installer dans un médium, ou rester associée à un poste. Cette instabilité me maintient en éveil et me permet de prendre des risques. 

Quelle formation vous a préparée à ces différents métiers ?

Après une prépa aux Beaux-Arts de Rueil-Malmaison, j’ai étudié aux Arts Décoratifs de Strasbourg, en option communication graphique.

Votre vocation artistique s’est-elle d’emblée imposée à vous comme une évidence ? Vous a-t-on encouragée dans cette voie ?

Étant donné mes origines familiales, adopter une autre voie aurait été contre-nature! J’ai reçu un héritage artistique et artisanal fort et revendiqué. Il était donc assez logique que je m’oriente vers cette voie. Cela dit, contrairement à mes aïeux, j’ai toutes les cartes en main pour travailler. Je vis dans un pays en paix, où les femmes ont le droit de s’exprimer et je bénéficie de la bienveillance de ma famille. Je garde en tête cette chance, et dans mon cœur, le souvenir de mes ancêtres. Y penser me donne du courage pour avancer. 

Histoires de famille, extrait de
la série, 2014.
Feutre et encre de Chine sur
papier, 30 x 40 cm.


Quels sont les artistes qui composent votre univers, votre « famille » artistique ?

Le terme famille est approprié, car je ne cherche pas de modèle, plutôt des référents. Je me créé une très grande famille en perpétuelle évolution. J’aime me retrouver dans un peu de chacun d’eux.
Pour l’esprit cynique et sinueux, je me tourne vers Roland Topor, Otto Dix, Schiele, Bukowski…
Pour la nécessité de créer, vers des artistes de l’art Brut comme Henry Darger et Marcel Storr ou encore Gérard Garouste et Kiki Smith.
Pour maintenir en éveil ma sensibilité graphique, je regarde le travail de Paul Cox, Enzo et Iela Mari, David Shrigley…

Sportifs, extrait de la série,
2013.
Aquarelle sur papier, A5.


Les Petits Cailloux (extrait),
court-métrage, 15 min, 2014.



Concernant vos méthodes de travail, suivez-vous des rituels ?
J’ai beaucoup de difficulté à créer dans un espace bruyant. Il m’est impossible de dessiner en parlant, ou à côté de gens qui parlent. J’ai besoin de recueillement. En revanche, la musique est essentielle, porteuse d’inspiration.
Je m’impose des horaires de travail réguliers dans mon atelier. Dans la mesure du possible, j’évite d’y travailler le week-end. 

Quels rapports entretenez-vous avec les artistes de votre génération : préférez-vous garder vos distances ou, au contraire, créer les conditions d’un échange?

Je partage un atelier avec trois amis rencontrés pendant mes études aux Arts Décoratifs, je n’ai donc pas choisi la distance ! Côtoyer d’autres artistes se fait de façon assez naturelle : nous partageons le même rythme de vie, les mêmes centres d’intérêt, nous gérons les mêmes problèmes administratifs et métaphysiques … Pourtant nous appartenons à une génération individualiste, nous ne cherchons pas la fédération. Nous avons souvent du mal à travailler les uns avec les autres, à réellement collaborer. Il faut donc créer l’opportunité. Avec l’artiste Bérengère Henin, nous nous sommes promis de travailler ensemble sur un projet par an. Cela tient depuis trois ans !
Je privilégie tout autant les échanges avec d’autres milieux, afin de ne pas m’enfermer dans une logique de pensée. Il est essentiel de se confronter aussi à des personnes qui ne vous comprennent pas ou n’attachent pas d’importance à "ma vie, mon œuvre".


De quelle façon votre travail de réalisatrice influe-t-il sur vos dessins? D’ailleurs un tel passage existe-t-il de l’un à l’autre ? Ou bien considérez-vous que ces deux champs d’exploration doivent rester hermétiquement clos ?

D’un point de vue pratique, mon travail sur le dessin ne pourrait exister sans le soutien matériel que me procure mon métier de réalisatrice : ce dernier me fait vivre financièrement et me laisse l’esprit tranquille pour dessiner.
Mais ces activités s’influencent mutuellement. Dessiner laisse une place à la réflexion, permet à l’esprit de vagabonder vers de nouvelles idées.
De plus, de même que la réalisation, le dessin est lié à la perception de ce qui nous entoure. Il nous apprend à voir. Or j’ai besoin d’affûter mon regard en permanence afin de continuer à produire avec sincérité.



Albert, application pour
i-Pad/i-Phone, papier
découpé, 2010.

Monstres, extrait de la série,
2008.
Feutre fin noir sur papier,
10 x 10 cm.


Quelles sont vos sources d'inspiration?

De ce qui m’entoure, de choses que j’ai pu ressentir ou observer. Paris se révèle une source  intarissable pour qui sait regarder ! Ma mémoire emmagasine des instants de vie, puis j’attends qu’arrive le bon moment ou juste une opportunité pour les  raconter.
J’ai une prédilection pour le thème de l’amour et pour les relations humaines en général.


Votre travail est traversé par la question de l’identité, la difficulté des rapports homme/femme. La source autobiographique est récurrente et vous n’hésitez pas à vous mettre en scène dans vos films. Envisagez-vous de continuer dans cette veine ?

Jusqu’à présent, la part autobiographique était apparemment récurrente. Il me semblait plus juste de parler de ce que je connaissais. D’apprendre à raconter mes histoires avant de raconter celles des autres. C’était plus pratique aussi : j’avais la matière sous les yeux ! De plus, comme je mets beaucoup de dérision dans mes films, il me semblait plus élégant de me moquer de moi-même plutôt que des autres ! Mais l’enjeu principal consistait à dénouer l’intime de l’universel, à toucher un public et surtout, à travers mon cheminement personnel, à questionner le regardeur.

Mes prochains projets s’éloigneront de mon vécu, non par volonté, mais de manière naturelle. Jusqu’ici j’ai utilisé ma vie personnelle comme terrain de jeux, comme lieu d’apprentissage. Cette étape m’a permis d’acquérir un langage cinématographique et pictural personnel.
À présent, je pense disposer des outils nécessaires pour parler de sujets plus éloignés de moi.

Deyrouth (extrait), 17 min,
2010.
Produit par les Films Sauvages,
avec le soutien du CNC et de
France 2.


Comment naît l’envie de réaliser un film ou une série de dessins lorsqu’il ne s’agit pas d’œuvres de commande ?

L’envie vient souvent d’une histoire que l’on désire raconter ou bien de questions que l’on se pose et qui trouveront peut-être des réponses à travers la conception d’un projet.

Vous êtes professionnellement active depuis sept ans. Votre vision de l’art a-t-elle changé entre-temps?

Quand on commence à gagner sa vie grâce à son art, l’aspect pratique prend parfois le pas sur le côté passionnel. Comme dans tous les métiers, il arrive que l’on perde courage. On voudrait tout plaquer, choisir un métier dans lequel on se fait guider.
Je dois apprendre à tisser une relation avec mon travail et à gérer ma liberté au quotidien.
Il faut cultiver le désir de travailler. Toute la difficulté est de continuer à y croire. Parce que personne ne le fera à ma place !

Et votre regard sur le  monde dans lequel vous vivez ?

La vie est une longue farce tranquille, comme dirait Robert Mazlo.

Vous semblez cultiver un goût pour les créatures de l’entre-deux, la description de situations bancales, voire d’échec, ou pour ce qui reflète une certaine  « anormalité ». Pensez-vous que notre époque se révèle au travers de ces exceptions à la règle.

Comme toutes les époques, la nôtre cherche à imposer son modèle de perfection. L’être humain éprouve le besoin d’être guidé, qu’on lui dise ce qui est beau et bon pour lui. La religion et la politique répondent à ce besoin.
Les défauts, les fragilités et la sensibilité des êtres humains sont rarement mis en valeur. Dessiner un visage lisse ou selon les « règles de représentation » académiques ne m’intéresse pas. Je tiens à laisser une trace d’humanité dans le résultat de mon travail. Je veux lui donner une chance supplémentaire de toucher le spectateur. Cette dimension aléatoire et imprécise le rapproche des œuvres au lieu d’installer une distance.
Dans mes courts-métrages, je me montre toujours à la recherche de réponses. Mais parfois, elles n’arrivent pas.
Je cherche à démontrer qu’échouer n’est pas un échec. La vraie liberté c’est de prendre le risque de se tromper.



Monstres, extrait de la série,
2008.
Feutre fin noir sur papier,
10 x 10 cm.


Ces dernières années, vous vous êtes plus particulièrement investie dans la réalisation. Quelle place le dessin tient-il dans votre activité ?

Le dessin autorise une spontanéité qui me manque à présent dans la réalisation. Réaliser un film demande du temps, de l’argent, la gestion d’une équipe. Dessiner est plus immédiat, accessible, léger. Le résultat est plus vite atteint.

Pourquoi avoir choisi de participer à l’exposition Le Divin (é)Moi et d’explorer cette thématique au travers du dessin?

Cette exposition me permettait d’avoir un but pour dessiner et d’exposer mes dessins. Peut-être ai-je eu aussi envie d’officialiser ma relation avec cet art ! 

Le dessin se rapproche de ma conception du Divin en raison de sa dimension spirituelle. Il admet une sorte de lâcher prise et révèle une part de notre inconscient. La notion de temps disparaît pour laisser place à une sensation de sérénité.
On se sent en communion avec quelque chose d’autre… C’est une sorte de méditation, de recueillement.
Pour cette série de dessins, j’ai utilisé un feutre noir fin qui ne donne aucun droit à l’erreur : on ne peut pas l’effacer. Cela me force à être totalement impliquée dans ma tâche.
J’ai décidé de dessiner à partir de photos, comme si je voulais explorer ces clichés avec un nouveau regard. J’ai pris ma famille comme modèle, tout en souhaitant que chacun puisse y trouver des points communs avec la sienne. Par exemple, au travers des codes de prises de vue ou des sourires un peu forcés.
Je me suis rattachée à ces images comme à quelque chose de mystique.
On sait tous que la famille parfaite n’existe pas et pourtant on veut tous y croire.
Les photos tentent de fixer cet idéal. Mais en grandissant, on se rend compte que ces moments n’étaient pas aussi « édulcorés » qu’ils le paraissent.
Ce décalage entre la réalité vécue et l’image qui la fige est encore plus présent dans une famille d’émigrés comme la mienne : les seules images qui subsistent de notre ascendance sont des photos jaunies que l’on nous présente comme des icônes.
La famille est le rêve d’un groupe, d’une unité, une source de réconfort.
Et malgré tous les massacres dont elle est le théâtre, on continue à croire en elle.


Histoires de famille, extrait de
la série, 2014.
Feutre et encre de Chine sur
papier, 30 x 40 cm.


Récemment, quel artiste ou quelle exposition vous a touchée ?
J’ai eu la chance d’assister à une représentation de La Pietra Del Paragone au Théâtre du Châtelet, dont la scénographie est entièrement conçue par Pierrick Sorin et composée d’incrustations visuelles et de maquettes. Tout un système ingénieux qui donne une autre lecture de l’Opéra, plus accessible. En plus d’être réussi visuellement, c’est fin et intelligent.


Avec quel bijou de l’exposition vous sentez-vous le plus d’affinités ?
Celui que je porte!
Une bague Mazlo réalisée pour mes 30 ans…





CONTACT :
CHLOÉ MAZLO
hello@chloemazlo.com
www.chloemazlo.com

ARKETIP NUMÉRO 5 - PRINTEMPS 2014 - PORTRAIT


Chloé Mazlo
Crédit photo Léo Delafontaine

Portrait :
CHLOÉ MAZLO OU LA FIN DES ILLUSIONS


Conviée à déployer sa vision du Divin, Chloé Mazlo expose ses oeuvres à LA Joaillerie, du 29 mars au 3 mai prochain.
La jeune réalisatrice de films d’animation a délaissé quelque temps appareil photo et papiers découpés, pour renouer avec la pratique introspective du dessin.
Elle aborde la thématique de l’exposition de manière inattendue en questionnant la notion de Croyance, fidèle à ce regard décalé dont elle a le secret.
Quand croire nous expose fatalement à des désillusions…


Histoires de famille, extrait de
la série, 2014.
Feutre et encre de Chine sur
papier, 10 x 15 cm.

Depuis 2007, date de sa sortie des Arts Déco de Strasbourg et de son entrée officielle dans la vie d’artiste, Chloé Mazlo s’adonne à la déconstruction des mythes.
L’Amour m’anime, Deyrouth, et récemment Les Petits Cailloux, sont autant de prétextes pour passer en revue le Grand Amour, la Famille idéale, le Bonheur.
Elle y dissèque ces croyances communes et ordinaires auxquelles nous nous enchaînons, au risque parfois de nous infliger des souffrances inutiles…
Ancrés dans leur époque, entre crise des idéaux et espoirs déçus, les courts-métrages de Chloé Mazlo décrivent à des degrés divers les tribulations de personnages aux prises avec l’expérience du désenchantement.
L’occasion également pour la jeune artiste de dérouler avec tendresse et un sens rare de l’autodérision, le fil d’un récit initiatique, aux accents fortement autobiographiques.

Car la porosité entre sa vie et ses œuvres ne l’effraie pas. Elle constitue au contraire un trait essentiel de son processus créatif.
L’Amour M’anime raconte ainsi ses histoires d’amour ratées sous la forme d’un journal intime mis en images. Avec Deyrouth, elle relate son voyage au Liban, à la rencontre de ses racines. Quant à son dernier film "Les Petits Cailloux", sorti au début de cette année, il retrace son odyssée pour venir à bout d’une longue et douloureuse maladie. Pendant plusieurs années, ce mal l’a en effet maintenue dans un état de souffrance lancinante et invisible, lui offrant par la même occasion la métaphore parfaite de ces maux  avec lesquels on se résigne à vivre…

Si Chloé Mazlo puise son inspiration à la source de ses expériences personnelles, c’est avant tout parce qu’elle compte sur le processus d’identification pour embarquer le spectateur. Une façon de transcender la « petite histoire » individuelle et de tendre des passerelles entre un Soi introverti et Autrui.

Deyrouth (extrait), 17 min,
2010.
Produit par les Films Sauvages,
avec le soutien du CNC et de
France 2.


Cette conteuse invétérée aime raconter des histoires et y excelle.

Ses films portent tous l’empreinte d’un goût inné pour la fable et pour le conte, tout en étant totalement contemporains, aussi bien dans leur esthétique que dans les sujets abordés.

Sa fantaisie naturelle trouve en effet sa pleine expression dans une forme de langage allégorique.
Faut-il y voir la trace inconsciente de ses origines moyen-orientales ? Initiée dès son plus jeune âge à l’art de la métaphore, Chloé Mazlo croit à la puissance évocatrice de  l’image poétique. La représentation « fidèle », voire servile, de la réalité ne l’intéresse pas.

Histoires de famille, extrait de
la série, 2014.
Feutre et encre de Chine sur
papier, 10 x 15 cm.


Artiste « poil à gratter », espiègle et grave à la fois, Chloé Mazlo se sert du conte pour aborder les « sujets qui fâchent ». Mais toujours l’air de rien.

Pourtant on aurait tort de s’y fier. Derrière la légèreté apparente se cache un vrai désir d’interpeller le spectateur, de le maintenir en éveil.
Pour cultiver cet art capable d’impressionner l’inconscient du spectateur sans l’intimider, Chloé Mazlo affûte régulièrement son regard et ses idées au contact des enfants. Un public certes exigeant, mais dont le regard frais, non conventionnel, décalé et imprévisible réactive chez elle des données essentielles : les souvenirs bien sûr mais surtout certaines tournures de pensées que l’expérience de la vie d’adulte finit par corrompre par excès de raison.

Une façon d’entretenir sa propre curiosité et de varier les angles de vue ? À moins qu’il ne s’agisse seulement d’éviter l’autosatisfaction.

Car Chloé Mazlo le sait bien : l’expérimentation et les prises de risque constituent le sel de la création. Ils entretiennent l’envie mais surtout ce sentiment de précarité et d’urgence qui pousse à l’action.
Née au sein d’une famille de joailliers d’origine libanaise parachutés en France  par les turpitudes de la guerre, Chloé Mazlo a été élevée dans l’idée que rien n’est acquis. Rien ne résiste au temps. Elle en a hérité un besoin aigu d’autonomie. Adepte de l’économie de moyens et profondément pragmatique, elle compose donc avec peu, pour dépendre le moins possible, comptant sur la créativité pour compenser la pauvreté des moyens mis en œuvre.
Le « savoir faire seule » comme préambule aux savoir-faire… 

La liberté et ses enjeux sont certainement le dénominateur commun à toutes les composantes de son parcours et de son univers.
Car tout chez elle est affaire de rencontre et de négociation. D’apprentissage et de domestication de l’autre. Ou de soi ? C’est selon.

Histoires de famille, extrait de
la série, 2014.
Feutre et encre de Chine sur
papier, 10 x 15 cm.

Bouger, évoluer, explorer. Chloé Mazlo conçoit l’art comme un mouvement perpétuel : elle saute ainsi d’un projet à l’autre, d’un médium à l’autre, avec une facilité déconcertante. Comme si elle survolait l’existence, furtive, sans jamais être atteinte par les évènements.
En personnage paradoxal, elle ne se laisse jamais réduire à une définition et craint les positions définitives autant que les vérités toutes faites. Cette façon d’être toujours de passage qu’elle cultive au quotidien se retrouve d’ailleurs dans son goût pour les créatures de l’entre-deux, pour les situations décalées et absurdes.

Dans ses films comme dans ses dessins, elle évoque souvent les animaux, les « freaks » et autres êtres hybrides. Comme si elle se sentait finalement plus d’affinités avec eux qu’avec ses semblables. Ainsi, elle s’épanche rarement sur ses sentiments et maintient toujours avec son interlocuteur une distance qui tient moins de la pudeur que d’une certaine défiance.
La rencontrer c’est d’ailleurs faire l’expérience de l’abîme qui la sépare de ses œuvres. Difficile d’imaginer que cette jeune femme si amène soit à l’origine de certaines de ces images, dont la violence sous-jacente, voire la crudité, est d’autant plus dérangeante qu’elle est dépourvue d’effet et d’une désarmante sincérité.

Les Petits Cailloux (extrait),
court-métrage, 15 min, 2014.

Chloé Mazlo aime questionner les apparences et nous rappeler combien elles sont trompeuses.

Pour l’exposition Le Divin (é)Moi, elle met d’ailleurs la causticité de son regard au service d’une série de dessins originaux, rassemblés sous le titre « Portraits de Famille ».
Depuis son initiation aux Arts Déco, elle n’a jamais cessé d’utiliser et d’explorer le dessin dans ses travaux et l’aborde toujours avec plaisir, car elle le sait capable de débarrasser la vision de ses stéréotypes encombrants. Sensible au pouvoir libérateur de ce moyen d’expression primitif, incontrôlé et spontané, elle s’attaque cette fois aux simulacres du bonheur.
Avec son style singulier, inclassable et volontiers qualifié de « grinçant », Chloé Mazlo offre une version sans fard de la prétendue félicité familiale, véhiculée par les albums photos.
Ainsi décapé, le passé est restitué dans son ambiguïté originelle. Vus sous cet éclairage, l’oncle débonnaire paraît soudain beaucoup moins bienveillant, les sourires de circonstance dissimulent mal le malaise intérieur et la solitude.
Tous ces personnages inquiètent au point que l’on se demande si, l’instant d’après, ils ne se sont pas entredévorés.…
Chloé Mazlo met ainsi à jour toutes ces illusions qui bercent nos années d’enfance et que l’on voit se déliter, impuissant,  à mesure que l’on grandit et que les langues se délient.

Histoires de famille, extrait de
la série, 2014.
Feutre et encre de Chine sur
papier, 13 x 18 cm.

Interrogée sur ses projets futurs, cette inconditionnelle de la série documentaire belge « Strip-tease », confie vouloir poursuivre ses investigations dans les recoins de l’inconscient et dans les méandres des mythes familiaux.
S’attarder encore sur les contours de nos vies banales, pour questionner la faillite de nos croyances, de nos convictions, de nos rêves, et mettre ainsi à jour toute la violence à l’œuvre derrière les masque grimaçants et les sourires en carton pâte…

Difficile de rester insensible à l’humilité de Chloé Mazlo, tant on la sent travaillée par la crainte de ne pas être encore totalement légitime, au sein de la famille des artistes.

La « famille », encore elle, et finalement l’envie d’y croire…



Les Petits Cailloux (extrait),
court-métrage, 15 min, 2014.

ARKETIP NUMÉRO 5 - PRINTEMPS 2014 - EDITO

Numéro spécial "Le Divin (é)Moi" - Volet 5





EDITO 
par Céline ROBIN 



La famille et son cortège de figures imposées : les rituels, les célébrations, les photos, les bijoux, tous ces signes extérieurs du bonheur domestique…

Certains les maudissent, tout en refusant de s’en détacher. Je pense notamment à cet homme qui m’avait confié un jour combien il souffrait de ne pouvoir retirer sa chevalière. Une bague offerte pour ses 18 ans par sa grand-mère. Une femme qu’il détestait, selon ses propres mots. Je me souviens de son regard effaré lorsque je lui avais expliqué qu’il suffisait de couper la bague pour se libérer de son joug…
Parfait exemple de ces bijoux de famille, transmis d’une génération à l’autre et qui se muent en entraves, si l’on n’y prend garde.
D’autres envisagent le foyer comme un rempart contre l’hostilité du monde, un cocon idyllique peint aux couleurs surannées des aquarelles de Carl Larsson1avec bambins charmants et repas dominical au milieu du jardin en fleurs…

Il y a ceux aussi qui considèrent la famille comme la mère de tous leurs maux, un concentré des facettes les plus sombres de la société. Ceux-là rêvent de l’atomiser, de lui régler son compte.

Enfin reste le regard frontal. Débarrassé de pathos et de ressentiment. Probablement le seul propice à la reconstruction.

Revisiter, recycler et finalement se réapproprier son histoire, voilà peut-être le meilleur moyen de conjurer les erreurs et répétitions du passé, de faire enfin la paix avec cette réalité familiale si éloignée de nos rêves d’enfant...
Mais l’entreprise demande du courage. Et souvent le talent d’un artiste.

Comme le dit le proverbe : "On sait ce que l’on quitte mais pas ce que l’on gagne". Rares sont les téméraires qui osent rompre avec le "connu", aussi douloureux soit-il.
À quoi bon en effet risquer d’ajouter une déception supplémentaire à nos désillusions?

Et puis… La liberté a un prix, comme nous le rappelle l’héroïne du dernier court-métrage de Chloé Mazlo.
Enfin libérée, on la voit se recueillir une dernière fois sur la tombe de ces "petits cailloux"qui lui empoisonnaient la vie. Puis, d’une démarche vacillante, s’éloigner dans le lointain. En équilibre instable certes, mais délestée de son fardeau, elle réapprend à marcher...

Ultime mythe contemporain, la Famille Idéale semble avoir un bel avenir devant elle. Entre faillite des grands systèmes politiques, défiance à l’égard des institutions religieuses et perte de confiance envers les médias, elle pourrait bien constituer le dernier refuge de nos idéaux. Si l’on en juge par les réponses des plus jeunes à l’enquête "Génération quoi ?"3 ou par les violents débats suscités par le Mariage pour tous, le "Familles je vous hais" d’André Gide n’a jamais été aussi éloigné de nos aspirations.

Comme le souligne Chloé Mazlo, "on sait tous que la famille parfaite n’existe pas et pourtant on veut tous y croire". Et c’est précisément là que le bât blesse. La "famille idéale" est un voeu pieux, à l’instar de bien des croyances. Plus tôt on y renonce, plus on a de chance de s’en approcher, même modestement…

Aborder le thème du divin en questionnant la notion de croyance et en s’attaquant à la déconstruction du mythe de la famille, tel est précisément l’angle inattendu choisi par Chloé Mazlo, pour le dernier volet de l’exposition Le Divin (é)Moi.

La jeune réalisatrice, un brin iconoclaste, a fait main basse sur ses archives et albums de photos, histoire de les revisiter à sa façon. Elle livre un impressionnant corpus de dessins rassemblés sous le titre "Histoires de famille" et nous convie ainsi à relire, à la lumière de son regard singulier, les clichés qui tissent la trame de son roman familial.

Le temps d’une exposition, ce dialogue entre un père et sa fille, entre les bijoux de l’un et les portraits de l’autre, offre le spectacle touchant d’un work-in-progress : la réalité familiale transcendée par l’amour de l’art.



1. Exposition "Carl Larsson, l’imagier de la Suède" au Petit Palais, Paris, du 7 mars au 7 juin 2014.
2. Les Petits Cailloux, court-métrage de Chloé Mazlo, 15 min, 2014. Produit par les Films Sauvages, avec le soutien du CNC et de France 2.
3. Enquête lancée à l’automne 2013 auprès des 18-34 ans par France Télévisions.