mardi 1 avril 2014

ARKETIP NUMÉRO 5 - PRINTEMPS 2014 - ENTRETIEN AVEC CHLOÉ MAZLO




Les Petits Cailloux (extrait),
court-métrage, 15 min, 2014.







Née à Paris en 1983, 
Chloé Mazlo est artiste 
plasticienne et cinéaste 
d’animation. 
Elle vit et travaille à Paris.




Vous avez suivi des études de graphisme, vous dessinez et réalisez des films d’animation, des clips, des applications pour tablette et smartphone... Comment se définir lorsque l’on porte toutes ces casquettes à la fois?


En fonction de la personne qui vous pose la question ! Quand j’ai commencé à travailler, j’avais du mal à me présenter car je ne voulais pas hiérarchiser mes activités. Puis j’ai remarqué que « réalisatrice de film d’animation » était le métier qui bénéficiait du meilleur capital sympathie. J’ai donc pris l’habitude de me présenter ainsi.
À vrai dire, je me considère plutôt comme une artiste pluridisciplinaire. Je ne souhaite pas m’installer dans un médium, ou rester associée à un poste. Cette instabilité me maintient en éveil et me permet de prendre des risques. 

Quelle formation vous a préparée à ces différents métiers ?

Après une prépa aux Beaux-Arts de Rueil-Malmaison, j’ai étudié aux Arts Décoratifs de Strasbourg, en option communication graphique.

Votre vocation artistique s’est-elle d’emblée imposée à vous comme une évidence ? Vous a-t-on encouragée dans cette voie ?

Étant donné mes origines familiales, adopter une autre voie aurait été contre-nature! J’ai reçu un héritage artistique et artisanal fort et revendiqué. Il était donc assez logique que je m’oriente vers cette voie. Cela dit, contrairement à mes aïeux, j’ai toutes les cartes en main pour travailler. Je vis dans un pays en paix, où les femmes ont le droit de s’exprimer et je bénéficie de la bienveillance de ma famille. Je garde en tête cette chance, et dans mon cœur, le souvenir de mes ancêtres. Y penser me donne du courage pour avancer. 

Histoires de famille, extrait de
la série, 2014.
Feutre et encre de Chine sur
papier, 30 x 40 cm.


Quels sont les artistes qui composent votre univers, votre « famille » artistique ?

Le terme famille est approprié, car je ne cherche pas de modèle, plutôt des référents. Je me créé une très grande famille en perpétuelle évolution. J’aime me retrouver dans un peu de chacun d’eux.
Pour l’esprit cynique et sinueux, je me tourne vers Roland Topor, Otto Dix, Schiele, Bukowski…
Pour la nécessité de créer, vers des artistes de l’art Brut comme Henry Darger et Marcel Storr ou encore Gérard Garouste et Kiki Smith.
Pour maintenir en éveil ma sensibilité graphique, je regarde le travail de Paul Cox, Enzo et Iela Mari, David Shrigley…

Sportifs, extrait de la série,
2013.
Aquarelle sur papier, A5.


Les Petits Cailloux (extrait),
court-métrage, 15 min, 2014.



Concernant vos méthodes de travail, suivez-vous des rituels ?
J’ai beaucoup de difficulté à créer dans un espace bruyant. Il m’est impossible de dessiner en parlant, ou à côté de gens qui parlent. J’ai besoin de recueillement. En revanche, la musique est essentielle, porteuse d’inspiration.
Je m’impose des horaires de travail réguliers dans mon atelier. Dans la mesure du possible, j’évite d’y travailler le week-end. 

Quels rapports entretenez-vous avec les artistes de votre génération : préférez-vous garder vos distances ou, au contraire, créer les conditions d’un échange?

Je partage un atelier avec trois amis rencontrés pendant mes études aux Arts Décoratifs, je n’ai donc pas choisi la distance ! Côtoyer d’autres artistes se fait de façon assez naturelle : nous partageons le même rythme de vie, les mêmes centres d’intérêt, nous gérons les mêmes problèmes administratifs et métaphysiques … Pourtant nous appartenons à une génération individualiste, nous ne cherchons pas la fédération. Nous avons souvent du mal à travailler les uns avec les autres, à réellement collaborer. Il faut donc créer l’opportunité. Avec l’artiste Bérengère Henin, nous nous sommes promis de travailler ensemble sur un projet par an. Cela tient depuis trois ans !
Je privilégie tout autant les échanges avec d’autres milieux, afin de ne pas m’enfermer dans une logique de pensée. Il est essentiel de se confronter aussi à des personnes qui ne vous comprennent pas ou n’attachent pas d’importance à "ma vie, mon œuvre".


De quelle façon votre travail de réalisatrice influe-t-il sur vos dessins? D’ailleurs un tel passage existe-t-il de l’un à l’autre ? Ou bien considérez-vous que ces deux champs d’exploration doivent rester hermétiquement clos ?

D’un point de vue pratique, mon travail sur le dessin ne pourrait exister sans le soutien matériel que me procure mon métier de réalisatrice : ce dernier me fait vivre financièrement et me laisse l’esprit tranquille pour dessiner.
Mais ces activités s’influencent mutuellement. Dessiner laisse une place à la réflexion, permet à l’esprit de vagabonder vers de nouvelles idées.
De plus, de même que la réalisation, le dessin est lié à la perception de ce qui nous entoure. Il nous apprend à voir. Or j’ai besoin d’affûter mon regard en permanence afin de continuer à produire avec sincérité.



Albert, application pour
i-Pad/i-Phone, papier
découpé, 2010.

Monstres, extrait de la série,
2008.
Feutre fin noir sur papier,
10 x 10 cm.


Quelles sont vos sources d'inspiration?

De ce qui m’entoure, de choses que j’ai pu ressentir ou observer. Paris se révèle une source  intarissable pour qui sait regarder ! Ma mémoire emmagasine des instants de vie, puis j’attends qu’arrive le bon moment ou juste une opportunité pour les  raconter.
J’ai une prédilection pour le thème de l’amour et pour les relations humaines en général.


Votre travail est traversé par la question de l’identité, la difficulté des rapports homme/femme. La source autobiographique est récurrente et vous n’hésitez pas à vous mettre en scène dans vos films. Envisagez-vous de continuer dans cette veine ?

Jusqu’à présent, la part autobiographique était apparemment récurrente. Il me semblait plus juste de parler de ce que je connaissais. D’apprendre à raconter mes histoires avant de raconter celles des autres. C’était plus pratique aussi : j’avais la matière sous les yeux ! De plus, comme je mets beaucoup de dérision dans mes films, il me semblait plus élégant de me moquer de moi-même plutôt que des autres ! Mais l’enjeu principal consistait à dénouer l’intime de l’universel, à toucher un public et surtout, à travers mon cheminement personnel, à questionner le regardeur.

Mes prochains projets s’éloigneront de mon vécu, non par volonté, mais de manière naturelle. Jusqu’ici j’ai utilisé ma vie personnelle comme terrain de jeux, comme lieu d’apprentissage. Cette étape m’a permis d’acquérir un langage cinématographique et pictural personnel.
À présent, je pense disposer des outils nécessaires pour parler de sujets plus éloignés de moi.

Deyrouth (extrait), 17 min,
2010.
Produit par les Films Sauvages,
avec le soutien du CNC et de
France 2.


Comment naît l’envie de réaliser un film ou une série de dessins lorsqu’il ne s’agit pas d’œuvres de commande ?

L’envie vient souvent d’une histoire que l’on désire raconter ou bien de questions que l’on se pose et qui trouveront peut-être des réponses à travers la conception d’un projet.

Vous êtes professionnellement active depuis sept ans. Votre vision de l’art a-t-elle changé entre-temps?

Quand on commence à gagner sa vie grâce à son art, l’aspect pratique prend parfois le pas sur le côté passionnel. Comme dans tous les métiers, il arrive que l’on perde courage. On voudrait tout plaquer, choisir un métier dans lequel on se fait guider.
Je dois apprendre à tisser une relation avec mon travail et à gérer ma liberté au quotidien.
Il faut cultiver le désir de travailler. Toute la difficulté est de continuer à y croire. Parce que personne ne le fera à ma place !

Et votre regard sur le  monde dans lequel vous vivez ?

La vie est une longue farce tranquille, comme dirait Robert Mazlo.

Vous semblez cultiver un goût pour les créatures de l’entre-deux, la description de situations bancales, voire d’échec, ou pour ce qui reflète une certaine  « anormalité ». Pensez-vous que notre époque se révèle au travers de ces exceptions à la règle.

Comme toutes les époques, la nôtre cherche à imposer son modèle de perfection. L’être humain éprouve le besoin d’être guidé, qu’on lui dise ce qui est beau et bon pour lui. La religion et la politique répondent à ce besoin.
Les défauts, les fragilités et la sensibilité des êtres humains sont rarement mis en valeur. Dessiner un visage lisse ou selon les « règles de représentation » académiques ne m’intéresse pas. Je tiens à laisser une trace d’humanité dans le résultat de mon travail. Je veux lui donner une chance supplémentaire de toucher le spectateur. Cette dimension aléatoire et imprécise le rapproche des œuvres au lieu d’installer une distance.
Dans mes courts-métrages, je me montre toujours à la recherche de réponses. Mais parfois, elles n’arrivent pas.
Je cherche à démontrer qu’échouer n’est pas un échec. La vraie liberté c’est de prendre le risque de se tromper.



Monstres, extrait de la série,
2008.
Feutre fin noir sur papier,
10 x 10 cm.


Ces dernières années, vous vous êtes plus particulièrement investie dans la réalisation. Quelle place le dessin tient-il dans votre activité ?

Le dessin autorise une spontanéité qui me manque à présent dans la réalisation. Réaliser un film demande du temps, de l’argent, la gestion d’une équipe. Dessiner est plus immédiat, accessible, léger. Le résultat est plus vite atteint.

Pourquoi avoir choisi de participer à l’exposition Le Divin (é)Moi et d’explorer cette thématique au travers du dessin?

Cette exposition me permettait d’avoir un but pour dessiner et d’exposer mes dessins. Peut-être ai-je eu aussi envie d’officialiser ma relation avec cet art ! 

Le dessin se rapproche de ma conception du Divin en raison de sa dimension spirituelle. Il admet une sorte de lâcher prise et révèle une part de notre inconscient. La notion de temps disparaît pour laisser place à une sensation de sérénité.
On se sent en communion avec quelque chose d’autre… C’est une sorte de méditation, de recueillement.
Pour cette série de dessins, j’ai utilisé un feutre noir fin qui ne donne aucun droit à l’erreur : on ne peut pas l’effacer. Cela me force à être totalement impliquée dans ma tâche.
J’ai décidé de dessiner à partir de photos, comme si je voulais explorer ces clichés avec un nouveau regard. J’ai pris ma famille comme modèle, tout en souhaitant que chacun puisse y trouver des points communs avec la sienne. Par exemple, au travers des codes de prises de vue ou des sourires un peu forcés.
Je me suis rattachée à ces images comme à quelque chose de mystique.
On sait tous que la famille parfaite n’existe pas et pourtant on veut tous y croire.
Les photos tentent de fixer cet idéal. Mais en grandissant, on se rend compte que ces moments n’étaient pas aussi « édulcorés » qu’ils le paraissent.
Ce décalage entre la réalité vécue et l’image qui la fige est encore plus présent dans une famille d’émigrés comme la mienne : les seules images qui subsistent de notre ascendance sont des photos jaunies que l’on nous présente comme des icônes.
La famille est le rêve d’un groupe, d’une unité, une source de réconfort.
Et malgré tous les massacres dont elle est le théâtre, on continue à croire en elle.


Histoires de famille, extrait de
la série, 2014.
Feutre et encre de Chine sur
papier, 30 x 40 cm.


Récemment, quel artiste ou quelle exposition vous a touchée ?
J’ai eu la chance d’assister à une représentation de La Pietra Del Paragone au Théâtre du Châtelet, dont la scénographie est entièrement conçue par Pierrick Sorin et composée d’incrustations visuelles et de maquettes. Tout un système ingénieux qui donne une autre lecture de l’Opéra, plus accessible. En plus d’être réussi visuellement, c’est fin et intelligent.


Avec quel bijou de l’exposition vous sentez-vous le plus d’affinités ?
Celui que je porte!
Une bague Mazlo réalisée pour mes 30 ans…





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